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déjà tout oublié non-seulement de ses malheurs, mais des nôtres.

La mère et la fille se séparèrent sans oser se dire toutes leurs pensées.

Dans les pays dévorés par le sentiment d’insubordination sociale caché sous le mot égalité, tout triomphe est un de ces miracles qui ne va pas, comme certains miracles d’ailleurs, sans la coopération d’adroits machinistes. Sur dix ovations obtenues par des hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères à l’homme. Le triomphe de Voltaire sur les planches du Théâtre Français n’était-il pas celui de la philosophie de son siècle ? En France on ne peut triompher que quand tout le monde se couronne sur la tête du triomphateur. Aussi les deux femmes avaient-elles raison dans leurs pressentiments. Le succès du grand homme de province était trop antipathique aux mœurs immobiles d’Angoulême pour ne pas avoir été mis en scène par des intérêts ou par un machiniste passionné, collaborations également perfides. Ève, comme la plupart des femmes d’ailleurs, se défiait par sentiment et sans pouvoir se justifier à elle-même sa défiance. Elle se dit en s’endormant : —  « Qui donc aime assez ici mon frère pour avoir excité le pays ?… Les Marguerites ne sont d’ailleurs pas encore publiées, comment peut-on le féliciter d’un succès à venir ?… » Ce triomphe était en effet l’œuvre de Petit-Claud. Le jour où le curé de Marsac lui annonça le retour de Lucien, l’avoué dînait pour la première fois chez madame de Sénonches, qui devait recevoir officiellement la demande de la main de sa pupille. Ce fut un de ces dîners de famille dont la solennité se trahit plus par les toilettes que par le nombre des convives. Quoiqu’en famille, on se sait en représentation, et les intentions percent dans toutes les contenances. Françoise était mise comme en étalage. Madame de Sénonches avait arboré les pavillons de ses toilettes les plus recherchées. Monsieur du Hautoy était en habit noir. Monsieur de Sénonches, à qui sa femme avait écrit l’arrivée de madame du Châtelet qui devait se montrer pour la première fois chez elle et la présentation officielle d’un prétendu pour Françoise, était revenu de chez monsieur de Pimentel. Cointet, vêtu de son plus bel habit marron à coupe ecclésiastique, offrit aux regards un diamant de six mille francs sur son jabot, la vengeance du riche commerçant sur l’aristocrate pauvre. Petit-Claud, épilé, peigné, savonné, n’avait pu se défaire de son petit air sec. Il était impos-