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tion actuelle et de celle qu’elle lui portait jadis. David était profondément honoré, tandis que Lucien était aimé quand même, et comme on aime une maîtresse malgré les désastres qu’elle cause. L’estime, fonds nécessaire à nos sentiments, est la solide étoffe qui leur donne je ne sais quelle certitude, quelle sécurité dont on vit, et qui manquait entre madame Chardon et son fils, entre le frère et la sœur. Lucien se sentit privé de cette entière confiance qu’on aurait eue en lui s’il n’avait pas failli à l’honneur. L’opinion écrite par d’Arthez sur lui, devenue celle de sa sœur, se laissa deviner dans les gestes, dans les regards, dans l’accent. Lucien était plaint ! mais, quant à être la gloire, la noblesse de la famille, le héros du foyer domestique, toutes ces belles espérances avaient fui sans retour. On craignit assez sa légèreté pour lui cacher l’asile où vivait David. Ève, insensible aux caresses dont fut accompagnée la curiosité de Lucien qui voulait voir son frère, n’était plus l’Ève de l’Houmeau pour qui, jadis, un seul regard de Lucien était un ordre irrésistible. Lucien parla de réparer ses torts, en se vantant de pouvoir sauver David. Ève lui répondit : — Ne t’en mêle pas, nous avons pour adversaires les gens les plus perfides et les plus habiles. Lucien hocha la tête, comme s’il eût dit : — J’ai combattu des Parisiens… Sa sœur lui répliqua par un regard qui signifiait : — Tu as été vaincu.

— Je ne suis plus aimé, pensa Lucien. Pour la famille comme pour le monde, il faut donc réussir.

Dès le second jour, en essayant de s’expliquer le peu de confiance de sa mère et de sa sœur, le poète fut pris d’une pensée non pas haineuse mais chagrine. Il appliqua la mesure de la vie parisienne à cette chaste vie de province, en oubliant que la médiocrité patiente de cet intérieur sublime de résignation était son ouvrage : — Elles sont bourgeoises, elles ne peuvent pas me comprendre, se dit-il en se séparant ainsi de sa sœur, de sa mère et de Séchard qu’il ne pouvait plus tromper ni sur son caractère, ni sur son avenir.

Ève et madame Chardon, chez qui le sens divinatoire était éveillé par tant de chocs et tant de malheurs, épiaient les plus secrètes pensées de Lucien, elles se sentirent mal jugées et le virent s’isolant d’elles. — Paris nous l’a bien changé ! se dirent-elles. Elles recueillaient enfin le fruit de l’égoïsme qu’elles avaient elles-mêmes cultivé. De part et d’autre, ce léger levain devait fermenter, et il