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homme sans moralité, mais dont l’adresse et l’expérience au milieu des difficultés de la vie littéraire l’ont ébloui. Ce prestidigitateur a complétement séduit Lucien, il l’a entraîné dans une existence sans dignité sur laquelle, malheureusement pour lui, l’amour a jeté ses prestiges. Trop facilement accordée, l’admiration est un signe de faiblesse : on ne doit pas payer en même monnaie un danseur de corde et un poète. Nous avons été tous blessés de la préférence accordée à l’intrigue et à la friponnerie littéraire sur le courage et sur l’honneur de ceux qui conseillaient à Lucien d’accepter le combat au lieu de dérober le succès, de se jeter dans l’arène au lieu de se faire un des trompettes de l’orchestre. La Société, madame, est, par une bizarrerie singulière, pleine d’indulgence pour les jeunes gens de cette nature ; elle les aime, elle se laisse prendre aux beaux semblants de leurs dons extérieurs ; d’eux, elle n’exige rien, elle excuse toutes leurs fautes, elle leur accorde les bénéfices des natures complètes en ne voulant voir que leurs avantages, elle en fait enfin ses enfants gâtés. Au contraire, elle est d’une sévérité sans bornes pour les natures fortes et complètes. Dans cette conduite, la Société, si violemment injuste en apparence, est peut-être sublime : elle s’amuse des bouffons sans leur demander autre chose que du plaisir, et les oublie promptement ; tandis que pour plier le genou devant la grandeur, elle lui demande toutes ses divines magnificences. À chaque chose, sa loi : l’éternel diamant doit être sans tache, la création momentanée de la Mode a le droit d’être légère, bizarre et sans consistance. Aussi, malgré ses erreurs, peut-être Lucien réussira-t-il à merveille, il lui suffira de profiter de quelque veine heureuse, ou de se trouver en bonne compagnie ; mais, s’il rencontre un mauvais ange, il ira jusqu’au fond de l’enfer. C’est un brillant assemblage de belles qualités brodées sur un fond trop léger ; l’âge emporte les fleurs, il ne reste un jour que le tissu ; et, s’il est mauvais, on y voit un haillon. Tant que Lucien sera jeune, il plaira ; mais, à trente ans, dans quelle position sera-t-il ? telle est la question que doivent se faire ceux qui l’aiment sincèrement. Si j’eusse été seul à penser ainsi de Lucien, peut-être aurais-je évité de vous donner tant de chagrin par ma sincérité ; mais, outre qu’éluder par des banalités les questions posées par votre sollicitude me semblait indigne de vous dont la lettre est un cri d’angoisse, et de moi dont vous faites trop d’estime, ceux