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l’auteur de l’article au roi, qui, dans sa colère, a grondé monsieur le duc de Navarreins, son premier gentilhomme de service. Vous vous êtes fait des ennemis d’autant plus puissants qu’ils vous étaient plus favorables ! Ce qui chez un ennemi semble naturel, est épouvantable chez un ami.

— Mais vous êtes donc un enfant, mon cher ? dit des Lupeaulx. Vous m’avez compromis. Mesdames d’Espard et de Bargeton, madame de Montcornet, qui avaient répondu de vous, doivent être furieuses. Le duc a dû faire retomber sa colère sur la marquise, et la marquise a dû gronder sa cousine. N’y allez pas ! Attendez.

— Voici Sa Grandeur, sortez ! dit le Secrétaire-Général.

Lucien se trouva sur la place Vendôme, hébété comme un homme à qui l’on vient de donner sur la tête un coup d’assommoir. Il revint à pied par les boulevards en essayant de se juger. Il se vit le jouet d’hommes envieux, avides et perfides. Qu’était-il dans ce monde d’ambitions ? Un enfant qui courait après les plaisirs et les jouissances de vanité, leur sacrifiant tout ; un poète, sans réflexion profonde, allant de lumière en lumière comme un papillon, sans plan fixe, l’esclave des circonstances, pensant bien et agissant mal. Sa conscience fut un impitoyable bourreau. Enfin, il n’avait plus d’argent et se sentait épuisé de travail et de douleur. Ses articles ne passaient qu’après ceux de Merlin et de Nathan. Il allait à l’aventure, perdu dans ses réflexions ; il vit en marchant, chez quelques cabinets littéraires qui commençaient à donner des livres en lecture avec les journaux, une affiche où, sous un titre bizarre, à lui tout à fait inconnu, brillait son nom : Par monsieur Lucien Chardon de Rubempré. Son ouvrage paraissait, il n’en avait rien su, les journaux se taisaient. Il demeura les bras pendants, immobile, sans apercevoir un groupe de jeunes gens les plus élégants, parmi lesquels étaient Rastignac, de Marsay et quelques autres de sa connaissance. Il ne fit pas attention à Michel Chrestien et à Léon Giraud, qui venaient à lui.

— Vous êtes monsieur Chardon ? lui dit Michel d’un ton qui fit résonner les entrailles de Lucien comme des cordes.

— Ne me connaissez-vous pas ? répondit-il en pâlissant.

Michel lui cracha au visage.

— Voilà les honoraires de vos articles contre d’Arthez. Si chacun dans sa cause ou dans celle de ses amis imitait ma conduite, la Presse resterait ce qu’elle doit être : un sacerdoce respectable et respecté !