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teur. Il y a plaisir à travailler avec vous ; mais un de vos amis m’a amené un petit jeune homme qui m’a rudement attrapé !

— On l’attrape ! dit l’artiste aux deux journalistes en leur montrant Samanon par un geste profondément comique.

Ce grand homme donna, comme donnent les lazzaroni pour ravoir un jour leurs habits de fête au Monte-di-Pieta, trente sous que la main jaune et crevassée de l’escompteur prit et fit tomber dans la caisse de son comptoir.

— Quel singulier commerce fais-tu ? dit Lousteau à ce grand artiste livré à l’opium et qui retenu par la contemplation en des palais enchantés ne voulait ou ne pouvait rien créer.

— Cet homme prête beaucoup plus que le Mont-de-Piété sur les objets engageables, et il a de plus l’épouvantable charité de vous les laisser reprendre dans les occasions où il faut que l’on soit vêtu, répondit-il. Je vais ce soir dîner chez les Keller avec ma maîtresse. Il m’est plus facile d’avoir trente sous que deux cents francs, et je viens chercher ma garde-robe, qui, depuis six mois, a rapporté cent francs. Samanon a déjà dévoré ma bibliothèque livre à livre.

— Et sou à sou, dit en riant Lousteau.

— Je vous donnerai quinze cents francs, dit Samanon à Lucien.

Lucien fit un bond comme si l’escompteur lui avait plongé dans le cœur une broche de fer rougi. Samanon regardait les billets avec attention, en examinant les dates.

— Encore, dit le marchand, ai-je besoin de voir Fendant qui devrait me déposer des livres. Vous ne valez pas grand’chose, dit-il à Lucien, vous vivez avec Coralie, et ses meubles sont saisis.

Lousteau regarda Lucien qui reprit ses billets et sauta de la boutique sur le boulevard en disant : — Est-ce le diable ? Le poète contempla pendant quelques instants cette petite boutique, devant laquelle tous les passants devaient sourire, tant elle était piteuse, tant les petites caisses à livres étiquetés étaient mesquines et sales, en se demandant : — Quel commerce fait-on là ?

Quelques moments après, le grand inconnu, qui devait assister, à dix ans de là, l’entreprise immense mais sans base, des Saint-simoniens, sortit très-bien vêtu, sourit aux deux journalistes, et se dirigea vers le passage des Panoramas avec eux, pour y compléter sa toilette en se faisant cirer ses bottes.

— Quand on voit entrer Samanon chez un libraire, chez un marchand de papier ou chez un imprimeur, ils sont perdus, dit l’ar-