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ILLUSIONS PERDUES : LES DEUX POÈTES.

— Hé ! bien, Lucien, dit David quand le gentilhomme s’en alla, aimerais-tu madame de Bargeton ?

Éperdument !

— Mais vous êtes plus séparés l’un de l’autre par les préjugés que si vous étiez, elle à Pékin, toi dans le Groenland.

— La volonté de deux amants triomphe de tout, dit Lucien en baissant les yeux.

— Tu nous oublieras, répondit le craintif amant de la belle Ève.

— Peut-être t’ai-je, au contraire, sacrifié ma maîtresse, s’écria Lucien.

— Que veux-tu dire ?

— Malgré mon amour, malgré les divers intérêts qui me portent à m’impatroniser chez elle, je lui ai dit que je n’y retournerais jamais si un homme de qui les talents étaient supérieurs aux miens, dont l’avenir devait être glorieux, si David Séchard, mon frère, mon ami, n’y était reçu. Je dois trouver une réponse à la maison. Mais quoique tous les aristocrates soient invités ce soir pour m’entendre lire des vers, si la réponse est négative, je ne remettrai jamais les pieds chez madame de Bargeton.

David serra violemment la main de Lucien, après s’être essuyé les yeux. Six heures sonnèrent.

— Ève doit être inquiète, adieu, dit brusquement Lucien.

Il s’échappa, laissant David en proie à l’une de ces émotions que l’on ne sent aussi complétement qu’à cet âge, surtout dans la situation où se trouvaient ces deux jeunes cygnes auxquels la vie de province n’avait pas encore coupé les ailes.

— Cœur d’or ! s’écria David en accompagnant de l’œil Lucien qui traversait l’atelier.

Lucien descendit à l’Houmeau par la belle promenade de Beaulieu, par la rue du Minage et la Porte-Saint-Pierre. S’il prenait ainsi le chemin le plus long, dites-vous que la maison de madame de Bargeton était située sur cette route. Il éprouvait tant de plaisir à passer sous les fenêtres de cette femme, même à son insu, que depuis deux mois il ne revenait plus à l’Houmeau par la Porte-Palet.

En arrivant sous les arbres de Beaulieu, il contempla la distance qui séparait Angoulême de l’Houmeau. Les mœurs du pays avaient élevé des barrières morales bien autrement difficiles à franchir que les rampes par où descendait Lucien. Le jeune ambitieux qui venait de s’introduire dans l’hôtel de Bargeton en jetant la gloire comme