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— Pauvre Musot ! comme tu t’ennuieras, dit-elle en sautant au cou du marchand.

Elle était ivre de bonheur en pensant qu’elle étrennerait seule avec Lucien ce beau coupé, qu’elle irait seule avec lui au Bois ; et, dans son accès de joie, elle eut l’air d’aimer Camusot à qui elle fit mille caresses.

— Je voudrais pouvoir vous donner une voiture tous les jours, dit le pauvre homme.

— Allons, monsieur, il est deux heures, dit l’actrice à Lucien qu’elle vit honteux et qu’elle consola par un geste adorable.

Coralie dégringola les escaliers en entraînant Lucien qui entendit le négociant se traînant comme un phoque après eux, sans pouvoir les rejoindre. Le poète éprouva la plus enivrante des jouissances : Coralie, que le bonheur rendait sublime, offrit à tous les yeux ravis une toilette pleine de goût et d’élégance. Le Paris des Champs-Élysées admira ces deux amants. Dans une allée du bois de Boulogne, leur coupé rencontra la calèche de mesdames d’Espard et de Bargeton qui regardèrent Lucien d’un air étonné, mais auxquelles il lança le coup d’œil méprisant du poète qui pressent sa gloire et va user de son pouvoir. Le moment où il put échanger par un coup d’œil avec ces deux femmes quelques-unes des pensées de vengeance qu’elles lui avaient mises au cœur pour le ronger, fut un des plus doux de sa vie et décida peut-être de sa destinée. Lucien fut repris par les Furies de l’orgueil : il voulut reparaître dans le monde, y prendre une éclatante revanche, et toutes les petitesses sociales, naguère foulées aux pieds du travailleur, de l’ami du Cénacle, rentrèrent dans son âme. Il comprit alors toute la portée de l’attaque faite pour lui par Lousteau : Lousteau venait de servir ses passions ; tandis que le Cénacle, ce Mentor collectif, avait l’air de les mater au profit des vertus ennuyeuses et de travaux que Lucien commençait à trouver inutiles. Travailler ! n’est-ce pas la mort pour les âmes avides de jouissances ? Aussi avec quelle facilité les écrivains ne glissent-ils pas dans le far niente, dans la bonne chère et les délices de la vie luxueuse des actrices et des femmes faciles ! Lucien sentit une irrésistible envie de continuer la vie de ces deux folles journées.

Le dîner au Rocher de Cancale fut exquis. Lucien trouva les convives de Florine, moins le ministre, moins le duc et la danseuse, moins Camusot, remplacés par deux acteurs célèbres et par Hector