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éditeur ou pour entrer au journal. À son retour, Lucien vit, dans le coin du restaurant, Daniel tristement accoudé qui le regarda mélancoliquement ; mais, dévoré par la misère et poussé par l’ambition, il feignit de ne pas voir son frère du Cénacle, et suivit Lousteau. Avant la chute du jour, le journaliste et le néophyte allèrent s’asseoir sous les arbres dans cette partie du Luxembourg qui de la grande allée de l’Observatoire conduit à la rue de l’Ouest. Cette rue était alors un long bourbier, bordé de planches et de marais où les maisons se trouvaient seulement vers la rue de Vaugirard, et le passage était si peu fréquenté, qu’au moment où Paris dîne, deux amants pouvaient s’y quereller et s’y donner les arrhes d’un raccommodement sans crainte d’y être vus. Le seul trouble-fête possible était le vétéran en faction à la petite grille de la rue de l’Ouest, si le vénérable soldat s’avisait d’augmenter le nombre de pas qui compose sa promenade monotone. Ce fut dans cette allée, sur un banc de bois, entre deux tilleuls, qu’Étienne écouta les sonnets choisis pour échantillons parmi les Marguerites. Étienne Lousteau, qui, depuis deux ans d’apprentissage, avait le pied à l’étrier en qualité de rédacteur, et qui comptait quelques amitiés parmi les célébrités de cette époque, était un imposant personnage aux yeux de Lucien. Aussi, tout en détortillant le manuscrit des Marguerites, le poète de province jugea-t-il nécessaire de faire une sorte de préface.

— Le sonnet, monsieur, est une des œuvres les plus difficiles de la poésie. Ce petit poème a été généralement abandonné. Personne en France n’a pu rivaliser Pétrarque, dont la langue, infiniment plus souple que la nôtre, admet des jeux de pensée repoussés par notre positivisme (pardonnez-moi ce mot). Il m’a donc paru original de débuter par un recueil de sonnets. Victor Hugo a pris l’ode, Canalis le poème, Béranger la Chanson, Casimir Delavigne la Tragédie.

— Êtes-vous classique ou romantique ? lui demanda Lousteau.

L’air étonné de Lucien dénotait une si complète ignorance de l’état des choses dans la République des Lettres, que Lousteau jugea nécessaire de l’éclairer.

— Mon cher, vous arrivez au milieu d’une bataille acharnée, il faut vous décider promptement. La littérature est partagée d’abord en plusieurs zones ; mais les sommités sont divisées en deux camps. Les écrivains royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. La divergence des opinions littéraires se joint à la diver-