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Ces paroles partaient d’une petite figure chafouine, claire comme un blanc d’œuf mal cuit, percée de deux yeux d’un bleu tendre, mais effrayants de malice, et qui appartenait à un jeune homme mince, caché derrière le corps opaque de l’ancien militaire. Cette voix glaça Lucien, elle tenait du miaulement des chats et de l’étouffement asthmatique de l’hyène.

— Oui, mon petit milicien, répondit l’officier en retraite ; mais vous comptez les titres et les blancs, j’ai ordre de Finot d’additionner le total des lignes et de les diviser par le nombre voulu pour chaque colonne. Après avoir pratiqué cette opération strangulatoire sur votre rédaction, il s’y trouve trois colonnes de moins.

— Il ne paye pas les blancs, l’arabe ! et il les compte à son associé dans le prix de sa rédaction en masse. Je vais aller voir Étienne Lousteau, Vernou…

— Je ne puis enfreindre la consigne, mon petit, dit l’officier. Comment, pour quinze francs, vous criez contre votre nourrice, vous qui faites des articles aussi facilement que je fume un cigare ! Eh ! vous payerez un bol de punch de moins à vos amis, ou vous gagnerez une partie de billard de plus, et tout sera dit !

— Finot réalise des économies qui lui coûteront bien cher, répondit le rédacteur qui se leva et partit.

— Ne dirait-on pas qu’il est Voltaire et Rousseau ? se dit à lui-même le caissier en regardant le poète de province.

— Monsieur, reprit Lucien, je reviendrai vers quatre heures.

Pendant la discussion, Lucien avait vu sur les murs les portraits de Benjamin Constant, du général Foy, des dix-sept orateurs illustres du parti libéral, mêlés à des caricatures contre le gouvernement. Il avait surtout regardé la porte du sanctuaire où devait s’élaborer la feuille spirituelle qui l’amusait tous les jours et qui jouissait du droit de ridiculiser les rois, les événements les plus graves, enfin de mettre tout en question par un bon mot. Il alla flâner sur les boulevards, plaisir tout nouveau pour lui, mais si attrayant qu’il vit les aiguilles des pendules chez les horlogers sur quatre heures sans s’apercevoir qu’il n’avait pas déjeuné. Le poète rabattit promptement vers la rue Saint-Fiacre, il monta l’escalier, ouvrit la porte, ne trouva plus le vieux militaire et vit l’invalide assis sur son papier timbré mangeant une croûte de pain et gardant le poste d’un air résigné, fait au journal comme jadis à la corvée, et ne le comprenant pas plus qu’il ne connaissait le pourquoi des