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Notre adoré David est comme Prométhée dévoré par un vautour, un chagrin jaune à bec aigu. Quant à lui, le noble homme, il n’y pense guère, il a l’espoir d’une fortune. Il passe toutes ses journées à faire des expériences sur la fabrication du papier ; il m’a priée de m’occuper à sa place des affaires, dans lesquelles il m’aide autant que lui permet sa préoccupation. Hélas ! je suis grosse. Cet événement, qui m’eût comblée de joie, m’attriste dans la situation où nous sommes tous. Ma pauvre mère est redevenue jeune, elle a retrouvé des forces pour son fatigant métier de garde-malade. Aux soucis de fortune près, nous serions heureux. Le vieux père Séchard ne veut pas donner un liard à son fils ; David est allé le voir pour lui emprunter quelques deniers afin de te secourir, car ta lettre l’avait mis au désespoir. « Je connais Lucien, il perdra la tête, et fera des sottises, » disait-il. Je l’ai bien grondé. Mon frère, manquer à quoi que ce soit ?… lui ai-je répondu, Lucien sait que j’en mourrais de douleur. Ma mère et moi, sans que David s’en doute, nous avons engagé quelques objets ; ma mère les retirera dès qu’elle rentrera dans quelque argent. Nous avons pu faire ainsi cent francs que je t’envoie par les messageries. Si je n’ai pas répondu à ta première lettre, ne m’en veux pas, mon ami. Nous étions dans une situation à passer les nuits, je travaillais comme un homme. Ah ! je ne me savais pas autant de force. Madame de Bargeton est une femme sans âme ni cœur ; elle se devait, même en ne t’aimant plus, de te protéger et de t’aider après t’avoir arraché de nos bras pour te jeter dans cette affreuse mer parisienne où il faut une bénédiction de Dieu pour rencontrer des amitiés vraies parmi ces flots d’hommes et d’intérêts. Elle n’est pas à regretter. Je te voulais auprès de toi quelque femme dévouée, une seconde moi-même ; mais maintenant que je te sais des amis qui continuent nos sentiments, me voilà tranquille. Déploie tes ailes, mon beau génie aimé ! Tu seras notre gloire, comme tu es déjà notre amour.

Ève. »


« Mon enfant chéri, je ne puis que te bénir après ce que te dit ta sœur, et t’assurer que mes prières et mes pensées ne sont, hélas ! pleines que de toi, au détriment de ceux que je vois ; car il est des cœurs où les absents ont raison, et il en est ainsi dans le cœur de

Ta mère. »