Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/184

Cette page a été validée par deux contributeurs.

billets. Il monta l’escalier, frappa trois coups à la porte de Lucien, qui vint ouvrir. La chambre était d’une nudité désespérante. Il y avait sur la table un bol de lait et une flûte de deux sous. Ce dénûment du génie frappa le bonhomme Doguereau.

— Qu’il conserve, pensa-t-il, ces mœurs simples, cette frugalité, ces modestes besoins. J’éprouve du plaisir à vous voir, dit-il à Lucien. Voilà, monsieur, comment vivait Jean-Jacques, avec lequel vous aurez plus d’un rapport. Dans ces logements-ci brille le feu du génie et se composent les bons ouvrages. Voilà comment devraient vivre les gens de lettres, au lieu de faire ripaille dans les cafés, dans les restaurants, d’y perdre leur temps, leur talent et notre argent. Il s’assit. Jeune homme, votre roman n’est pas mal. J’ai été professeur de rhétorique, je connais l’histoire de France ; il y a d’excellentes choses. Enfin vous avez de l’avenir.

— Ah ! monsieur.

— Non, je vous le dis, nous pouvons faire des affaires ensemble. Je vous achète votre roman…

Le cœur de Lucien s’épanouit, il palpitait d’aise, il allait entrer dans le monde littéraire, il serait enfin imprimé.

— Je vous l’achète quatre cents francs, dit Doguereau d’un ton mielleux et en regardant Lucien d’un air qui semblait annoncer un effort de générosité.

— Le volume ? dit Lucien.

— Le roman, dit Doguereau sans s’étonner de la surprise de Lucien. Mais, ajouta-t-il, ce sera comptant. Vous vous engagerez à m’en faire deux par an pendant six ans. Si le premier s’épuise en six mois, je vous payerai les suivants six cents francs. Ainsi, à deux par an, vous aurez cent francs par mois, vous aurez votre vie assurée, vous serez heureux. J’ai des auteurs que je ne paye que trois cents francs par roman. Je donne deux cents francs pour une traduction de l’anglais. Autrefois, ce prix eût été exorbitant.

— Monsieur, nous ne pourrons pas nous entendre, je vous prie de me rendre mon manuscrit, dit Lucien glacé.

Le voilà, dit le vieux libraire. Vous ne connaissez pas les affaires, monsieur. En publiant le premier roman d’un auteur, un éditeur doit risquer seize cents francs d’impression et de papier. Il est plus facile de faire un roman que de trouver une pareille somme. J’ai cent manuscrits de romans chez moi, et n’ai pas cent soixante mille francs dans ma caisse. Hélas ! je n’ai pas gagné cette somme