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se dit pas qu’il avait, lui le premier, étourdiment renié son amour, sans savoir ce que deviendrait sa Louise à Paris ; il ne vit pas ses torts, il vit sa situation actuelle ; il accusa madame de Bargeton : au lieu de l’éclairer, elle l’avait perdu. Il se courrouça, il devint fier, et se mit à écrire la lettre suivante dans le paroxysme de sa colère.


Madame,

« Que diriez-vous d’une femme à qui aurait plu quelque pauvre enfant timide, plein de ces croyances nobles que plus tard l’homme appelle des illusions, et qui aurait employé les grâces de la coquetterie, les finesses de son esprit, et les plus beaux semblants de l’amour maternel pour détourner cet enfant ? Ni les promesses les plus caressantes, ni les châteaux de cartes dont il s’émerveille ne lui coûtent ; elle l’emmène, elle s’en empare, elle le gronde de son peu de confiance, elle le flatte tour à tour ; quand l’enfant abandonne sa famille, et la suit aveuglément, elle le conduit au bord d’une mer immense, le fait entrer par un sourire dans un frêle esquif, et le lance seul, sans secours, à travers les orages ; puis, du rocher où elle reste, elle se met à rire et lui souhaite bonne chance. Cette femme c’est vous, cet enfant c’est moi. Aux mains de cet enfant se trouve un souvenir qui pourrait trahir les crimes de votre bienfaisance et les faveurs de votre abandon. Vous pourriez avoir à rougir en rencontrant l’enfant aux prises avec les vagues, si vous songiez que vous l’avez tenu sur votre sein. Quand vous lirez cette lettre, vous aurez le souvenir en votre pouvoir. Libre à vous de tout oublier. Après les belles espérances que votre doigt m’a montrées dans le ciel, j’aperçois les réalités de la misère dans la boue de Paris. Pendant que vous irez, brillante et adorée, à travers les grandeurs de ce monde, sur le seuil duquel vous m’avez amené, je grelotterai dans le misérable grenier où vous m’avez jeté. Mais peut-être un remords viendra-t-il vous saisir au sein des fêtes et des plaisirs, peut-être penserez-vous à l’enfant que vous avez plongé dans un abîme. Eh ! bien, madame, pensez-y sans remords ! Du fond de sa misère, cet enfant vous offre la seule chose qui lui reste, son pardon dans un dernier regard. Oui, madame, grâce à vous, il ne me reste rien. Rien ? n’est-ce pas ce qui a servi à faire le monde ? le génie doit imiter Dieu : je commence par avoir