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tance de votre démarche. » Si vous trouvez les portes fermées, si les femmes refusent de vous recevoir, au moins n’ayez aucun regret de tant de sacrifices, en songeant que celui auquel vous les faites en sera toujours digne, et les comprendra. Madame d’Espard est d’autant plus prude et sévère qu’elle-même est séparée de son mari, sans que le monde ait pu pénétrer la cause de leur désunion ; mais les Navarreins, les Blamont-Chauvry, les Lenoncourt, tous ses parents l’ont entourée, les femmes les plus collet-monté vont chez elle et l’accueillent avec respect, en sorte que le marquis d’Espard a tort. Dès la première visite que vous lui ferez, vous reconnaîtrez la justesse de mes avis. Certes, je puis vous le prédire, moi qui connais Paris : en entrant chez la marquise vous seriez au désespoir qu’elle sût que vous êtes à l’hôtel du Gaillard-Bois avec le fils d’un apothicaire, tout monsieur de Rubempré qu’il veut être. Vous aurez ici des rivales bien autrement astucieuses et rusés qu’Amélie, elles ne manqueront pas de savoir qui vous êtes, où vous êtes, d’où vous venez, et ce que vous faites. Vous avez compté sur l’incognito, je le vois ; mais vous êtes de ces personnes pour lesquelles l’incognito n’existe point. Ne rencontrerez-vous pas Angoulême partout ? c’est les Députés de la Charente qui viennent pour l’ouverture des Chambres ; c’est le Général qui est à Paris en congé ; mais il suffira d’un seul habitant d’Angoulême qui vous aperçoive pour que votre vie soit arrêtée d’une étrange manière : vous ne seriez plus que la maîtresse de Lucien. Si vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, je suis chez le Receveur-Général, rue du Faubourg Saint-Honoré, à deux pas de chez madame d’Espard. Je connais assez la maréchale de Carigliano, madame de Sérizy et le Président du Conseil pour vous y présenter ; mais vous verrez tant de monde chez madame d’Espard, que vous n’aurez pas besoin de moi. Loin d’avoir à désirer d’aller dans tel ou tel salon, vous serez désirée dans tous les salons.

Du Châtelet put parler sans que madame de Bargeton l’interrompît : elle était saisie par la justesse de ces observations. La reine d’Angoulême avait en effet compté sur l’incognito.

— Vous avez raison, cher ami, dit-elle ; mais comment faire ?

— Laissez-moi, répondit Châtelet, vous chercher un appartement tout meublé, convenable ; vous mènerez ainsi une vie moins chère que la vie des hôtels, et vous serez chez vous ; et, si vous m’en croyez, vous y coucherez ce soir.