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rait aux énormes dépenses nécessitées par l’arrangement de la maison, il arriva l’un de ces événements qui, dans une petite ville, changent entièrement la face des choses.

Lucien et Louise avaient dans du Châtelet un espion intime qui guettait avec la persistance d’une haine mêlée de passion et d’avarice l’occasion d’amener un éclat. Sixte voulait forcer madame de Bargeton à si bien se prononcer pour Lucien, qu’elle fût ce qu’on nomme perdue. Il s’était posé comme un humble confident de madame de Bargeton ; mais s’il admirait Lucien rue du Minage, il le démolissait partout ailleurs. Il avait insensiblement conquis les petites entrées chez Naïs, qui ne se défiait plus de son vieil adorateur ; mais il avait trop présumé des deux amants dont l’amour restait platonique, au grand désespoir de Louise et de Lucien. Il y a en effet des passions qui s’embarquent mal ou bien, comme on voudra. Deux personnes se jettent dans la tactique du sentiment, parlent au lieu d’agir, et se battent en plein champ au lieu de faire un siége. Elles se blasent ainsi souvent d’elles-mêmes en fatiguant leurs désirs dans le vide. Deux amants se donnent alors le temps de réfléchir, de se juger. Souvent des passions qui étaient entrées en campagne, enseignes déployées, pimpantes, avec une ardeur à tout renverser, finissent alors par rentrer chez elles, sans victoire, honteuses, désarmées, sottes de leur vain bruit. Ces fatalités sont parfois explicables par les timidités de la jeunesse et par les temporisations auxquelles se plaisent les femmes qui débutent, car ces sortes de tromperies mutuelles n’arrivent ni aux fats qui connaissent la pratique, ni aux coquettes habituées aux manéges de la passion.

La vie de province est d’ailleurs singulièrement contraire aux contentements de l’amour, et favorise les débats intellectuels de la passion ; comme aussi les obstacles qu’elle oppose au doux commerce qui lie tant les amants, précipitent les âmes ardentes en des partis extrêmes. Cette vie est basée sur un espionnage si méticuleux, sur une si grande transparence des intérieurs, elle admet si peu l’intimité qui console sans offenser la vertu, les relations les plus pures y sont si déraisonnablement incriminées, que beaucoup de femmes sont flétries malgré leur innocence. Certaines d’entre elles s’en veulent alors de ne pas goûter toutes les félicités d’une faute dont tous les malheurs les accablent. La société qui blâme ou critique sans aucun examen sérieux les faits patents par lesquels se terminent de longues luttes secrètes, est ainsi primitivement