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Lucien en silence, affligés de voir passer ce torrent de douleurs qui révélait autant de grandeur que de petitesse.

— Monsieur de Bargeton, dit Lucien en terminant, est un vieillard qui sera sans doute bientôt emporté par quelque indigestion ; eh ! bien, je dominerai ce monde orgueilleux, j’épouserai madame de Bargeton ! J’ai lu dans ses yeux ce soir un amour égal au mien. Oui, mes blessures, elle les a ressenties ; mes souffrances, elle les a calmées ; elle est aussi grande et noble qu’elle est belle et gracieuse ! Non, elle ne me trahira jamais !

— N’est-il pas temps de lui faire une existence tranquille ? dit à voix basse David à Ève.

Ève pressa silencieusement le bras de David, qui, comprenant ses pensées, s’empressa de raconter à Lucien les projets qu’il avait médités. Les deux amants étaient aussi pleins d’eux-mêmes que Lucien était plein de lui ; en sorte qu’Ève et David, empressés de faire approuver leur bonheur, n’aperçurent point le mouvement de surprise que laissa échapper l’amant de madame de Bargeton en apprenant le mariage de sa sœur et de David. Lucien, qui rêvait de faire faire à sa sœur une belle alliance quand il aurait saisi quelque haute position, afin d’étayer son ambition de l’intérêt que lui porterait une puissante famille, fut désolé de voir dans cette union un obstacle de plus à ses succès dans le monde.

— Si madame de Bargeton consent à devenir madame de Rubempré, jamais elle ne voudra se trouver être la belle-sœur de David Séchard ! Cette phrase est la formule nette et précise des idées qui tenaillèrent le cœur de Lucien. — Louise a raison ! les gens d’avenir ne sont jamais compris par leurs familles, pensa-t-il avec amertume.

Si cette union lui eût été présentée en un moment où il n’eût pas fantastiquement tué monsieur de Bargeton, il aurait sans doute fait éclater la joie la plus vive. En réfléchissant à sa situation actuelle, en interrogeant la destinée d’une fille belle et sans fortune, d’Ève Chardon, il eût regardé ce mariage comme un bonheur inespéré. Mais il habitait un de ces rêves d’or où les jeunes gens, montés sur des si, franchissent toutes les barrières. Il venait de se voir dominant la Société, le poète souffrait de tomber si vite dans la réalité. Ève et David pensèrent que leur frère accablé de tant de générosité se taisait. Pour ces deux belles âmes, une acceptation silencieuse prouvait une amitié vraie. L’imprimeur se mit à peindre avec une