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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

au matin, comme moi de Tours pour Clochegourde, nous emparant du monde, le cœur affamé d’amour ; puis, quand nos richesses ont passé par le creuset, quand nous nous sommes mêlés aux hommes et aux événements, tout se rapetisse insensiblement, nous trouvons peu d’or parmi beaucoup de cendres. Voilà la vie ! la vie telle qu’elle est : de grandes prétentions, de petites réalités. Je méditai longuement sur moi-même, en me demandant ce que j’allais faire après un coup qui fauchait toutes mes fleurs. Je résolus de m’élancer vers la politique et la science, dans les sentiers tortueux de l’ambition, d’ôter la femme de ma vie et d’être un homme d’état, froid et sans passions, de demeurer fidèle à la sainte que j’avais aimée. Mes méditations allaient à perte de vue, pendant que mes yeux restaient attachés sur la magnifique tapisserie des chênes dorés, aux cimes sévères, aux pieds de bronze : je me demandais si la vertu d’Henriette n’avait pas été de l’ignorance, si j’étais bien coupable de sa mort. Je me débattais au milieu de mes remords. Enfin, par un suave midi d’automne, un de ces derniers sourires du ciel, si beaux en Touraine, je lus sa lettre que, suivant sa recommandation, je ne devais ouvrir qu’après sa mort. Jugez de mes impressions en la lisant ?

LETTRE DE MADAME DE MORTSAUF AU VICOMTE FÉLIX DE VANDENESSE.

« Félix, ami trop aimé, je dois maintenant vous ouvrir mon cœur, moins pour vous montrer combien je vous aime que pour vous apprendre la grandeur de vos obligations en vous dévoilant la profondeur et la gravité des plaies que vous y avez faites. Au moment où je tombe harassée par les fatigues du voyage, épuisée par les atteintes reçues pendant le combat, heureusement la femme est morte, la mère seule a survécu. Vous allez voir, cher, comment vous avez été la cause première de mes maux. Si plus tard je me suis complaisamment offerte à vos coups, aujourd’hui je meurs atteinte par vous d’une dernière blessure ; mais il y a d’excessives voluptés à se sentir brisée par celui qu’on aime. Bientôt les souffrances me priveront sans doute de ma force, je mets donc à profit les dernières lueurs de mon intelligence pour vous supplier encore de remplacer auprès de mes enfants le cœur dont vous les aurez privés. Je vous imposerais cette charge avec