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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

lage, situé au revers de l’église, sur la croupe d’une colline, et où par humilité chrétienne elle voulut être enterrée avec une simple croix de bois noir, comme une pauvre femme des champs, avait-elle dit. Lorsque du milieu de la vallée, j’aperçus l’église du bourg et la place du cimetière, je fus saisi d’un frisson convulsif. Hélas ! nous avons tous dans la vie un Golgotha où nous laissons nos trente-trois premières années en recevant un coup de lance au cœur, en sentant sur notre tête la couronne d’épines qui remplace la couronne de roses : cette colline devait être pour moi le mont des expiations. Nous étions suivis d’une foule immense accourue pour dire les regrets de cette vallée où elle avait enterré dans le silence une foule de belles actions. On sut par Manette, sa confidente, que pour secourir les pauvres elle économisait sur sa toilette, quand ses épargnes ne suffisaient plus. C’était des enfants nus habillés, des layettes envoyées, des mères secourues, des sacs de blé payés aux meuniers en hiver pour des vieillards impotents, une vache donnée à propos à quelque pauvre ménage ; enfin les œuvres de la chrétienne, de la mère et de la châtelaine, puis des dots offertes à propos pour unir des couples qui s’aimaient, et des remplacements payés à des jeunes gens tombés au sort, touchantes offrandes de la femme aimante qui disait : — Le bonheur des autres est la consolation de ceux qui ne peuvent plus être heureux. Ces choses contées à toutes les veillées depuis trois jours avaient rendu la foule immense. Je marchais avec Jacques et les deux abbés derrière le cercueil. Suivant l’usage, ni Madeleine, ni le comte n’étaient avec nous, ils demeuraient seuls à Clochegourde. Manette voulut absolument venir.

— Pauvre madame ! Pauvre madame ! La voilà heureuse, entendis-je à plusieurs reprises à travers ses sanglots.

Au moment où le cortége quitta la chaussée des moulins, il y eut un gémissement unanime mêlé de pleurs qui semblait faire croire que cette vallée pleurait son âme. L’église était pleine de monde. Après le service, nous allâmes au cimetière où elle devait être enterrée près de la croix. Quand j’entendis rouler les cailloux et le gravier de la terre sur le cercueil, mon courage m’abandonna, je chancelai, je priai les deux Martineau de me soutenir, et ils me conduisirent mourant jusqu’au château de Saché ; les maîtres m’offrirent poliment un asile que j’acceptai. Je vous l’avoue, je ne voulus point retourner à Clochegourde, il me répugnait de me retrouver