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LE LYS DE LA VALLÉE.

Effrayée de ce consentement, elle s’échappa de mes bras, alla s’appuyer contre un arbre ; puis elle rentra chez elle en marchant avec précipitation, sans tourner la tête ; mais je la suivis, elle pleurait et priait. Arrivé au boulingrin, je lui pris la main et la baisai respectueusement. Cette soumission inespérée la toucha.

— À toi quand même ! lui dis-je, car je t’aime comme t’aimait ta tante.

Elle tressaillit en me serrant alors violemment la main.

— Un regard, lui dis-je, encore un de nos anciens regards ! La femme qui se donne tout entière, m’écriai-je en sentant mon âme illuminée par le coup d’œil qu’elle me jeta, donne moins de vie et d’âme que je viens d’en recevoir. Henriette, tu es la plus aimée, la seule aimée.

— Je vivrai ! me dit-elle, mais guérissez-vous aussi.

Ce regard avait effacé l’impression des sarcasmes d’Arabelle. J’étais donc le jouet des deux passions inconciliables que je vous ai décrites et dont j’éprouvais alternativement l’influence. J’aimais un ange et un démon ; deux femmes également belles, parées l’une de toutes les vertus que nous meurtrissons en haine de nos imperfections, l’autre de tous les vices que nous déifions par égoïsme. En parcourant cette avenue, où je retournais de moments en moments pour revoir madame de Mortsauf appuyée sur un arbre et entourée de ses enfants qui agitaient leurs mouchoirs, je surpris dans mon âme un mouvement d’orgueil de me savoir l’arbitre de deux destinées si belles, d’être la gloire à des titres si différents de deux femmes si supérieures, et d’avoir inspiré de si grandes passions que de chaque côté la mort arriverait si je leur manquais. Cette fatuité passagère a été doublement punie, croyez-le bien ! Je ne sais quel démon me disait d’attendre près d’Arabelle le moment où quelque désespoir, où la mort du comte me livrerait Henriette, car Henriette m’aimait toujours : ses duretés, ses larmes, ses remords, sa chrétienne résignation étaient d’éloquentes traces d’un sentiment qui ne pouvait pas plus s’effacer de son cœur que du mien. En allant au pas dans cette jolie avenue, et faisant ces réflexions, je n’avais plus vingt-cinq ans, j’en avais cinquante. N’est-ce pas encore plus le jeune homme que la femme qui passe en un moment de trente à soixante ans ? Quoique j’aie chassé d’un souffle ces mauvaises pensées, elles m’obsédèrent, je dois l’avouer ! Peut-être leur principe se trouvait-il aux Tuileries, sous les lambris