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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— N’allez point par là, madame, le samedi soir la route est pleine de coquassiers qui vont à Tours, et nous rencontrerions leurs charrettes.

— Faites ce que je vous dis, reprit-elle en regardant le cocher. Nous connaissions trop l’un et l’autre les modes de notre voix, quelque infinis qu’ils fussent, pour nous déguiser la moindre de nos émotions. Henriette avait tout compris.

— Vous n’avez pas pensé aux coquassiers, en choisissant cette nuit, dit-elle avec une légère teinte d’ironie. Lady Dudley est à Tours. Ne mentez pas, elle vous attend près d’ici. Quel jour sommes-nous, les coquassiers ! les charrettes ! reprit-elle. Avez-vous jamais fait de semblables observations quand nous sortions autrefois ?

— Elles prouvent que j’oublie tout à Clochegourde, répondis-je simplement.

— Elle vous attend ? reprit-elle.

— Oui.

— À quelle heure ?

— Entre onze heures et minuit.

— Où ?

— Dans les landes.

— Ne me trompez point, n’est-ce pas sous le noyer ?

— Dans les landes.

— Nous irons, dit-elle, je la verrai.

En entendant ces paroles, je regardai ma vie comme définitivement arrêtée. Je résolus en un moment de terminer par un complet mariage avec lady Dudley la lutte douloureuse qui menaçait d’épuiser ma sensibilité, d’enlever par tant de chocs répétés ces voluptueuses délicatesses qui ressemblent à la fleur des fruits. Mon silence farouche blessa la comtesse, dont toute la grandeur ne m’était pas connue.

— Ne vous irritez point contre moi, dit-elle de sa voix d’or, ceci, cher, est ma punition. Vous ne serez jamais aimé comme vous l’êtes ici, reprit-elle en posant sa main sur son cœur. Ne vous l’ai-je pas avoué ? La marquise Dudley m’a sauvée. À elle les souillures, je ne les lui envie point. À moi le glorieux amour des anges ! J’ai parcouru des champs immenses depuis votre arrivée. J’ai jugé la vie. Élevez l’âme, vous la déchirez ; plus vous allez haut, moins de sympathie vous rencontrez ; au lieu de souffrir dans la