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un damier, tendue d’un vieux papier de cabaret, et qui communiquait avec la cuisine par une porte vitrée. Comme il était adossé à la cheminée en face de sa mère, et que la cheminée se trouvait presque devant la porte, ce visage pâle, mais bien éclairé par le jour de la rue, encadré de beaux cheveux noirs, ces yeux animés par le désespoir et enflammés par les pensées du matin, s’offrirent tout à coup aux regards de Suzanne. La grisette, qui certes a l’instinct de la misère et des souffrances du cœur, ressentit cette étincelle électrique, jaillie on ne sait d’où, qui ne s’explique point, que nient certains esprits forts, mais dont le coup sympathique a été éprouvé par beaucoup de femmes et d’hommes. C’est tout à la fois une lumière qui éclaire les ténèbres de l’avenir, un pressentiment des jouissances pures de l’amour partagé, la certitude de se comprendre l’un et l’autre. C’est surtout comme une touche habile et forte faite par une main de maître sur le clavier des sens. Le regard est fasciné par une irrésistible attraction, le cœur est ému, les mélodies du bonheur retentissent dans l’âme et aux oreilles, une voix crie : — C’est lui. Puis, souvent la réflexion jette ses douches d’eau froide sur cette bouillante émotion, et tout est dit. En un moment, aussi rapide qu’un coup de foudre, Suzanne reçut une bordée de pensées au cœur. Un éclair de l’amour vrai brûla les mauvaises herbes écloses au souffle du libertinage et de la dissipation. Elle comprit combien elle perdait de sainteté, de grandeur, en se flétrissant elle-même à faux. Ce qui n’était la veille qu’une plaisanterie à ses yeux, devint un arrêt grave porté sur elle. Elle recula devant son succès. Mais l’impossibilité du résultat, la pauvreté d’Athanase, un vague espoir de s’enrichir, et de revenir de Paris les mains pleines en lui disant : — Je t’aimais ! la fatalité, si l’on veut, sécha cette pluie bienfaisante. L’ambitieuse grisette demanda d’un air timide un moment d’entretien à madame Granson, qui l’emmena dans sa chambre à coucher. Lorsque Suzanne sortit, elle regarda pour la seconde fois Athanase, elle le retrouva dans la même pose, et réprima ses larmes. Quant à madame Granson, elle rayonnait de joie ! Elle avait enfin une arme terrible contre du Bousquier, elle pourrait lui porter une blessure mortelle. Aussi avait-elle promis à la pauvre fille séduite l’appui de toutes les dames de charité, de toutes les commanditaires de la Société Maternelle ; elle entrevoyait une douzaine de visites à faire qui allaient occuper sa journée, et pendant lesquelles il se formerait sur la tête