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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

qui remplirent mon cœur d’une joie illimitée. Elle n’était pas infatigable, elle savait appeler ses gens pour servir le comte quand ses caprices se succédaient un peu trop rapidement et qu’il se plaignait de ne pas être compris.

La comtesse voulut aller rendre grâces à Dieu du rétablissement de monsieur de Mortsauf, elle fit dire une messe et me demanda mon bras pour se rendre à l’église ; je l’y menai ; mais pendant le temps que dura la messe, je vins voir monsieur et madame de Chessel. Au retour, elle voulut me gronder.

— Henriette, lui dis-je, je suis incapable de fausseté. Je puis me jeter à l’eau pour sauver mon ennemi qui se noie, lui donner mon manteau pour le réchauffer ; enfin je lui pardonnerais, mais sans oublier l’offense.

Elle garda le silence, et pressa mon bras sur son cœur.

— Vous êtes un ange, vous avez dû être sincère dans vos actions de grâces, dis-je en continuant. La mère du prince de la Paix fut sauvée des mains d’une populace furieuse qui voulait la tuer, et quand la reine lui demanda : Que faisiez-vous ? elle répondit : Je priais pour eux ! La femme est ainsi. Moi je suis un homme et nécessairement imparfait.

— Ne vous calomniez point, dit-elle en me remuant le bras avec violence, peut-être valez-vous mieux que moi.

— Oui, repris-je, car je donnerais l’éternité pour un seul jour de bonheur, et vous !…

— Et moi ? dit-elle en me regardant avec fierté.

Je me tus et baissai les yeux pour éviter la foudre de son regard.

— Moi ! reprit-elle, de quel moi parlez-vous ? Je sens bien des moi en moi ! Ces deux enfants, ajouta-t-elle en montrant Madeleine et Jacques, sont des moi. Félix, dit-elle avec un accent déchirant, me croyez-vous donc égoïste ? Pensez-vous que je saurais sacrifier toute une éternité pour récompenser celui qui me sacrifie sa vie ? Cette pensée est horrible, elle froisse à jamais les sentiments religieux. Une femme ainsi déchue peut-elle se relever ? son bonheur peut-il l’absoudre ? Vous me feriez bientôt décider ces questions !… Oui, je vous livre enfin un secret de ma conscience : cette idée m’a souvent traversé le cœur, je l’ai souvent expiée par de dures pénitences, elle a causé des larmes dont vous m’avez demandé compte avant-hier…