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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

savez quel ravage fait la maladie d’un maître, quelle interruption dans les affaires, le temps manque pour tout ; la vie embarrassée chez lui dérange les mouvements de sa maison et ceux de sa famille. Quoique tout tombât sur madame de Mortsauf, le comte était encore utile au dehors ; il allait parler aux fermiers, se rendait chez les gens d’affaires, recevait les fonds ; si elle était l’âme, il était le corps. Je me fis son intendant pour qu’elle pût soigner le comte sans rien laisser péricliter au dehors. Elle accepta tout sans façon, sans un remercîment. Ce fut une douce communauté de plus que ces soins de maison partages, que ces ordres transmis en son nom. Je m’entretenais souvent le soir avec elle, dans sa chambre, et de ses intérêts et de ses enfants. Ces causeries donnèrent un semblant de plus à notre mariage éphémère. Avec quelle joie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari, à me faire occuper sa place à table, à m’envoyer parler au garde ; et tout cela dans une complète innocence, mais non sans cet intime plaisir qu’éprouve la plus vertueuse femme du monde à trouver un biais où se réunissent la stricte observation des lois et le contentement de ses désirs inavoués. Annulé par la maladie, le comte ne pesait plus sur sa femme, ni sur sa maison ; et alors la comtesse fut elle-même, elle eut le droit de s’occuper de moi, de me rendre l’objet d’une foule de soins, Quelle joie quand je découvris en elle la pensée vaguement conçue peut-être, mais délicieusement exprimée, de me révéler tout le prix de sa personne et de ses qualités, de me faire apercevoir le changement qui s’opérerait en elle si elle était comprise ! Cette fleur, incessamment fermée dans la froide atmosphère de son ménage, s’épanouit à mes regards, et pour moi seul ; elle prit autant de joie à se déployer que j’en sentis en y jetant l’œil curieux de l’amour. Elle me prouvait par tous les riens de la vie combien j’étais présent à sa pensée. Le jour où, après avoir passé la nuit au chevet du malade, je dormais tard, Henriette se levait le matin avant tout le monde, elle faisait régner autour de moi le plus absolu silence ; sans être avertis, Jacques et Madeleine jouaient au loin : elle usait de mille supercheries pour conquérir le droit de mettre elle-même mon couvert ; enfin, elle me servait, avec quel pétillement de joie dans les mouvements, avec quelle fauve finesse d’hirondelle, quel vermillon sur les joues, quels tremblements dans la voix, quelle pénétration de lynx ! ces expansions de l’âme se peignent-elles ? Souvent elle était