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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— Mais, s’il vous tue, lui dis-je.

Elle pâlit, et répondit en levant les yeux au ciel : — La volonté de Dieu sera faite !

— Savez-vous ce que le roi disait à votre père à propos de vous ? « Ce diable de Mortsauf vit donc toujours ! »

— Ce qui est une plaisanterie dans la bouche du roi, répondit-elle, est un crime ici.

Malgré nos précautions, le comte nous avait suivis à la piste ; il nous atteignit tout en sueur sous un noyer où la comtesse s’était arrêtée pour me dire cette parole grave ; en le voyant, je me mis à parler vendange. Eut-il d’injustes soupçons ? je ne sais ; mais il resta sans mot dire à nous examiner, sans prendre garde à la fraîcheur que distillent les noyers. Après un moment employé par quelques paroles insignifiantes entrecoupées de pauses très-significatives, le comte dit avoir mal au cœur et à la tête, il se plaignit doucement, sans quêter notre pitié, sans nous peindre ses douleurs par des images exagérées. Nous n’y fîmes aucune attention. En rentrant, il se sentit plus mal encore, parla de se mettre au lit, et s’y mit sans cérémonie, avec un naturel qui ne lui était pas ordinaire. Nous profitâmes de l’armistice que nous donnait son humeur hypocondriaque, et nous descendîmes à notre chère terrasse, accompagnés de Madeleine.

— Allons nous promener sur l’eau, dit la comtesse après quelques tours, nous irons assister à la pêche que le garde fait pour nous aujourd’hui.

Nous sortons par la petite porte, nous gagnons la toue, nous y sautons, et nous voilà remontant l’Indre avec lenteur. Comme trois enfants amusés à des riens, nous regardions les herbes des bords, les demoiselles bleues ou vertes ; et la comtesse s’étonnait de pouvoir goûter de si tranquilles plaisirs au milieu de ses poignants chagrins ; mais le calme de la nature, qui marche insouciante de nos luttes, n’exerce-t-il pas sur nous un charme consolateur ? L’agitation d’un amour plein de désirs contenus s’harmonise à celle de l’eau, les fleurs que la main de l’homme n’a point perverties expriment les rêves les plus secrets, le voluptueux balancement d’une barque imite vaguement les pensées qui flottent dans l’âme. Nous éprouvâmes l’engourdissante influence de cette double poésie. Les paroles, montées au diapason de la nature, déployèrent une grâce mystérieuse, et les regards eurent de plus éclatants