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LE LYS DE LA VALLÉE.

m’avez naguère dirigé savamment à travers les voies périlleuses du grand monde ; permettez-moi de vous donner quelques instructions pour vous aider à finir le duel sans témoins dans lequel vous succomberiez infailliblement, car vous ne vous battez point avec des armes égales. Ne luttez pas plus long-temps contre un fou…

— Chut ! dit-elle en réprimant des larmes qui roulèrent dans ses yeux.

— Écoutez-moi, chère ! Après une heure de ces conversations que je suis obligé de subir par amour pour vous, souvent ma pensée est pervertie, ma tête est lourde ; le comte me fait douter de mon intelligence, les mêmes idées répétées se gravent malgré moi dans mon cerveau. Les monomanies bien caractérisées ne sont pas contagieuses ; mais quand la folie réside dans la manière d’envisager les choses, et qu’elle se cache sous des discussions constantes, elle peut causer des ravages sur ceux qui vivent auprès d’elle. Votre patience est sublime, mais ne vous mène-t-elle pas à l’abrutissement ? Ainsi pour vous, pour vos enfants, changez de systèmes avec le comte. Votre adorable complaisance a développé son égoïsme, vous l’avez traité comme une mère traite un enfant qu’elle gâte ; mais aujourd’hui, si vous voulez vivre… Et, dis-je en la regardant, vous le voulez ! déployez l’empire que vous avez sur lui. Vous le savez, il vous aime et vous craint, faites-vous craindre davantage, opposez à ses volontés diffuses une volonté rectiligne. Étendez votre pouvoir comme il a su étendre, lui, les concessions que vous lui avez faites, et renfermez sa maladie dans une sphère morale, comme on renferme les fous dans une loge.

— Cher enfant, me dit-elle en souriant avec amertume, une femme sans cœur peut seule jouer ce rôle. Je suis mère, je serais un mauvais bourreau. Oui, je sais souffrir, mais faire souffrir les autres ! jamais, dit-elle, pas même pour obtenir un résultat honorable ou grand. D’ailleurs, ne devrais-je pas faire mentir mon cœur, déguiser ma voix, armer mon front, corrompre mon geste… ne me demandez pas de tels mensonges. Je puis me placer entre monsieur de Mortsauf et ses enfants, je recevrai ses coups pour qu’ils n’atteignent ici personne ; voilà tout ce que je puis pour concilier tant d’intérêts contraires.

— Laisse-moi t’adorer ! sainte, trois fois sainte ! dis-je en me mettant un genou en terre, en baisant sa robe et y essuyant des pleurs qui me vinrent aux yeux.