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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

nelle ; mais la solitude morale produit les mêmes effets que la solitude terrestre : le silence permet d’y apprécier les plus légers retentissements, et l’habitude de se réfugier en soi-même développe une sensibilité dont la délicatesse révèle les moindres nuances des affections qui nous touchent. Avant d’avoir connu madame de Mortsauf, un regard dur me blessait, l’accent d’un mot brusque me frappait au cœur ; j’en gémissais, mais sans rien savoir de la vie des caresses ; tandis qu’à mon retour de Clochegourde, je pouvais établir des comparaisons qui perfectionnaient ma science prématurée. L’observation qui repose sur des souffrances ressenties est incomplète. Le bonheur a sa lumière aussi. Je me laissai d’autant plus volontiers écraser sous la supériorité du droit d’aînesse, que je n’étais pas la dupe de Charles.

J’allai seul chez la duchesse de Lenoncourt où je n’entendis point parler d’Henriette, où personne, excepté le bon vieux duc, la simplicité même, ne m’en parla ; mais à la manière dont il me reçut, je devinai les secrètes recommandations de sa fille. Au moment où je commençais à perdre le niais étonnement que cause à tout débutant la vue du grand monde, au moment où j’y entrevoyais des plaisirs en comprenant les ressources qu’il offre aux ambitieux, et que je me plaisais à mettre en usage les maximes d’Henriette en admirant leur profonde vérité, les événements du 20 mars arrivèrent. Mon frère suivit la cour à Gand ; moi, par le conseil de la comtesse avec qui j’entretenais une correspondance active de mon côté seulement, j’y accompagnai le duc de Lenoncourt. La bienveillance habituelle du duc devint une sincère protection quand il me vit attaché de cœur, de tête et de pied aux Bourbons ; il me présenta lui-même à Sa Majesté. Les courtisans du malheur sont peu nombreux ; la jeunesse a des admirations naïves, des fidélités sans calcul ; le roi savait juger les hommes ; ce qui n’eût pas été remarqué aux Tuileries le fut donc beaucoup à Gand, et j’eus le bonheur de plaire à Louis XVIII. Une lettre de madame de Mortsauf à son père, apportée avec des dépêches par un émissaire des Vendéens et dans laquelle il y avait un mot pour moi, m’apprit que Jacques était malade. Monsieur de Mortsauf au désespoir autant de la mauvaise santé de son fils que de voir une seconde émigration commencer sans lui, avait ajouté quelques mots qui me firent deviner la situation de la bien-aimée. Tourmentée par lui sans doute quand elle passait tous ses instants au