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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

dans ces grands lacs au bord desquels on a vécu. Si pour beaucoup d’êtres les passions ont été des torrents de lave écoulés entre des rives desséchées, n’est-il pas des âmes où la passion contenue par d’insurmontables difficultés a rempli d’une eau pure le cratère du volcan ?

Nous eûmes encore une fête semblable. Madame de Mortsauf voulait habituer ses enfants aux choses de la vie, et leur donner connaissance des pénibles labeurs par lesquels s’obtient l’argent ; elle leur avait donc constitué des revenus soumis aux chances de l’agriculture : à Jacques appartenait le produit des noyers, à Madeleine celui des châtaigniers. À quelques jours de là, nous eûmes la récolte des marrons et celle des noix. Aller gauler les marronniers de Madeleine, entendre tomber les fruits que leur bogue faisait rebondir sur le velours mat et sec des terrains ingrats où vient le châtaignier ; voir la gravité sérieuse avec laquelle la petite fille examinait les tas en estimant leur valeur, qui pour elle représentait les plaisirs qu’elle se donnait sans contrôle ; les félicitations de Manette la femme de charge qui seule suppléait la comtesse auprès de ses enfants ; les enseignements que préparait le spectacle des peines nécessaires pour recueillir les moindres biens si souvent mis en péril par les alternatives du climat, ce fut une scène où les ingénues félicités de l’enfance paraissaient charmantes au milieu des teintes graves de l’automne commencé. Madeleine avait son grenier à elle, où je voulus voir serrer sa brune chevance, en partageant sa joie. Eh ! bien je tressaille encore aujourd’hui en me rappelant le bruit que faisait chaque hottée de marrons, roulant sur la bourre jaunâtre mêlée de terre qui servait de plancher. Le comte en prenait pour la maison ; les métiviers, les gens, chacun autour de Clochegourde procurait des acheteurs à la Mignonne, épithète amie que dans le pays les paysans accordent volontiers même à des étrangers, mais qui semblait appartenir exclusivement à Madeleine.

Jacques fut moins heureux pour la cueillette de ses noyers il plut pendant quelques jours ; mais je le consolai en lui conseillant de garder ses noix, pour les vendre un peu plus tard. Monsieur de Chessel m’avait appris que les noyers ne donnaient rien dans le Brehémont, ni dans le pays d’Amboise, ni dans celui de Vouvray. L’huile de noix est de grand usage en Touraine. Jacques devait trouver au moins quarante sous de chaque noyer, il en avait deux cents, la somme était donc considérable ! Il voulait s’acheter un équipement pour monter à