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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

vant le Grand Juge, une palme verte à la main, lui ramenant consolés ceux qui maudissaient la vie, cet être a converti ses douleurs en délices. Si mes souffrances servent au bonheur de la famille, est-ce bien des souffrances ?

— Oui, lui dis-je, mais elles étaient nécessaires comme le sont les miennes pour me faire apprécier les saveurs du fruit mûri dans nos roches ; maintenant peut-être le goûterons-nous ensemble, peut-être en admirerons-nous les prodiges ? ces torrents d’affection dont il inonde les âmes, cette sève qui ranime les feuilles jaunissantes. La vie ne pèse plus alors, elle n’est plus à nous. Mon Dieu ! ne m’entendez-vous pas ? repris-je en me servant du langage mystique auquel notre éducation religieuse nous avait habitués. Voyez par quelles voies nous avons marché l’un vers l’autre ? quel aimant nous a dirigés sur l’océan des eaux amères, vers la source d’eau douce, coulant au pied des monts sur un sable pailleté, entre deux rives vertes et fleuries ? N’avons-nous pas, comme les Mages, suivi la même étoile ? Nous voici devant la crèche d’où s’éveille un divin enfant qui lancera ses flèches au front des arbres nus, qui nous ranimera le monde par ses cris joyeux, qui par des plaisirs incessants donnera du goût à la vie, rendra aux nuits leur sommeil, aux jours leur allégresse. Qui donc a serré chaque année de nouveaux nœuds entre nous ? Ne sommes-nous pas plus que frère et sœur ? Ne déliez jamais ce que le ciel a réuni. Les souffrances dont vous parlez étaient le grain répandu à flots par la main du Semeur pour faire éclore la moisson déjà dorée par le plus beau des soleils. Voyez ! voyez ! N’irons-nous pas ensemble tout cueillir brin à brin ? Quelle force en moi, pour que j’ose vous parler ainsi ! Répondez-moi donc, ou je ne repasserai pas l’Indre.

— Vous m’avez évité le mot amour, dit-elle en m’interrompant d’une voix sévère ; mais vous avez parlé d’un sentiment que j’ignore et qui ne m’est point permis. Vous êtes un enfant, je vous pardonne encore, mais pour la dernière fois. Sachez-le, monsieur, mon cœur est comme cuivré de maternité ! Je n’aime monsieur de Mortsauf ni par devoir social, ni par calcul de béatitudes éternelles à gagner ; mais par un irrésistible sentiment qui l’attache à toutes les fibres de mon cœur. Ai-je été violentée à mon mariage ? Il fut décidé par ma sympathie pour les infortunes. N’était-ce pas aux femmes à réparer les maux du temps, à consoler ceux qui coururent sur la brèche et revinrent blessés ? Que vous dirai-je ? j’ai ressenti