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LE LYS DE LA VALLÉE.

j’étais alors au nombre de ceux qui n’ont aucune foi dans le lendemain ; quand j’avais quelques heures à moi, j’y faisais tenir toute une vie de voluptés. Madame de Mortsauf entama sur le pays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquelle j’étais étranger. Chez une maîtresse de maison, cette façon d’agir atteste un manque d’éducation ou son mépris pour celui qu’elle met ainsi comme à la porte du discours ; mais ce fut embarras chez la comtesse. Si d’abord je crus qu’elle affectait de me traiter en enfant, si j’enviai le privilége des hommes de trente ans qui permettait à monsieur de Chessel d’entretenir sa voisine de sujets graves auxquels je ne comprenais rien, si je me dépitai en me disant que tout était pour lui ; à quelques mois de là, je sus combien est significatif le silence d’une femme, et combien de pensées couvre une diffuse conversation. D’abord j’essayai de me mettre à mon aise dans mon fauteuil ; puis je reconnus les avantages de ma position en me laissant aller au charme d’entendre la voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d’une flûte ; il expirait onduleusement à l’oreille d’où il précipitait l’action du sang. Sa façon de dire les terminaisons en i faisait croire à quelque chant d’oiseau ; le ch prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elle attaquait les t accusait le despotisme du cœur. Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots, et vous entraînait l’âme dans un monde surhumain. Combien de fois n’ai-je pas laissé continuer une discussion que je pouvais finir, combien de fois ne me suis-je pas fait injustement gronder pour écouter ces concerts de voix humaine, pour aspirer l’air qui sortait de sa lèvre chargé de son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l’ardeur que j’aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein ! Quel chant d’hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire ! mais quelle voix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de ses chagrins ! L’inattention de la comtesse me permit de l’examiner. Mon regard se régalait en glissant sur la belle parleuse, il pressait sa taille, baisait ses pieds, et se jouait dans les boucles de sa chevelure. Cependant j’étais en proie à une terreur que comprendront ceux qui, dans leur vie, ont éprouvé les joies illimitées d’une passion vraie. J’avais peur qu’elle ne me surprît les yeux attachés à la place de ses épaules que j’avais si ardemment embrassée. Cette crainte avivait la tentation, et j’y succombais, je les regardais ! mon