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LE LYS DE LA VALLÉE.

neuf heures, j’avais gagné l’escalier, palpitant comme Bianca Capello le jour de sa fuite ; mais quand le suisse m’eut tiré le cordon, je vis le fiacre de monsieur Lepître dans la rue, et le bonhomme qui me demandait de sa voix poussive. Trois fois le hasard s’interposa fatalement entre l’enfer du Palais-Royal et le paradis de ma jeunesse. Le jour où, me trouvant honteux à vingt ans de mon ignorance, je résolus d’affronter tous les périls pour en finir ; au moment où faussant compagnie à monsieur Lepître pendant qu’il montait en voiture, opération difficile, il était gros comme Louis XVIII et pied-bot ; eh ! bien, ma mère arrivait en chaise de poste ! Je fus arrêté par son regard et demeurai comme l’oiseau devant le serpent. Par quel hasard la rencontrai-je ? Rien de plus naturel. Napoléon tentait ses derniers coups. Mon père, qui pressentait le retour des Bourbons, venait éclairer mon frère employé déjà dans la diplomatie impériale. Il avait quitté Tours avec ma mère. Ma mère s’était chargée de m’y reconduire pour me soustraire aux dangers dont la capitale semblait menacée à ceux qui suivaient intelligemment la marche des ennemis. En quelques minutes je fus enlevé de Paris, au moment où son séjour allait m’être fatal. Les tourments d’une imagination sans cesse agitée de désirs réprimés, les ennuis d’une vie attristée par de constantes privations, m’avaient contraint à me jeter dans l’étude, comme les hommes lassés de leur sort se confinaient autrefois dans un cloître. Chez moi, l’étude était devenue une passion qui pouvait m’être fatale en m’emprisonnant à l’époque où les jeunes gens doivent se livrer aux activités enchanteresses de leur nature printanière.

Ce léger croquis d’une jeunesse, où vous devinez d’innombrables élégies, était nécessaire pour expliquer l’influence qu’elle exerça sur mon avenir. Affecté par tant d’éléments morbides, à vingt ans passés, j’étais encore petit, maigre et pâle. Mon âme pleine de vouloirs se débattait avec un corps débile en apparence ; mais qui, selon le mot d’un vieux médecin de Tours, subissait la dernière fusion d’un tempérament de fer. Enfant par le corps et vieux par la pensée, j’avais tant lu, tant médité, que je connaissais métaphysiquement la vie dans ses hauteurs au moment où j’allais apercevoir les difficultés tortueuses de ses défilés et les chemins sablonneux de ses plaines. Des hasards inouïs m’avaient laissé dans cette délicieuse période où surgissent les premiers troubles de l’âme, où elle s’éveille aux voluptés, où pour elle tout est sapide