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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

du Croisier ne voulait renoncer à ses droits qu’à bon escient. Il se coucha donc en pensant au magnifique accomplissement de ses espérances, soit par la Cour d’Assises, soit par ce mariage, et il jouissait d’entendre la voix de Chesnel se lamentant avec madame du Croisier. Profondément religieuse et catholique, royaliste et attachée à la Noblesse, madame du Croisier partageait les idées de Chesnel à l’égard des d’Esgrignon. Aussi tous ses sentiments venaient-ils d’être cruellement froissés. Cette bonne royaliste avait entendu le hurlement du libéralisme qui, dans l’opinion de son directeur, souhaitait la ruine du catholicisme. Pour elle, le Côté Gauche était 1793 avec l’émeute et l’échafaud.

— Que dirait votre oncle, ce saint qui nous écoute ? s’écria Chesnel.

Madame du Croisier ne répondit que par deux grosses larmes qui coulèrent sur ses joues.

— Vous avez déjà été la cause de la mort d’un pauvre garçon et du deuil éternel de sa mère, reprit Chesnel en voyant combien il frappait juste et qui eût frappé jusqu’à briser ce cœur pour sauver Victurnien, voulez-vous assassiner mademoiselle Armande qui ne survivrait pas huit jours à l’infamie de sa maison ? Voulez-vous assassiner le pauvre Chesnel, votre ancien notaire, qui tuera le jeune comte dans sa prison avant qu’on ne l’accuse, et qui se tuera pour ne pas aller lui-même en Cour d’Assises comme coupable d’un meurtre ?

— Mon ami, assez ! assez ! Je suis capable de tout pour étouffer une semblable affaire, mais je ne connais monsieur du Croisier tout entier que depuis quelques instants… À vous, je puis l’avouer ! Il n’y a pas de ressources.

— S’il y en avait ? dit Chesnel.

— Je donnerais la moitié de mon sang pour qu’il y en eût, répondit-elle en achevant sa pensée par un hochement de tête où se peignit une envie de réussir.

Semblable au premier Consul qui, vaincu dans les champs de Marengo jusqu’à cinq heures du soir, à six heures obtint la victoire par l’attaque désespérée de Desaix et par la terrible charge de Kellermann, Chesnel aperçut les éléments du triomphe au milieu des ruines. Il fallait être Chesnel, il fallait être vieux notaire, vieil intendant, avoir été petit clerc de Maître Sorbier père, il fallait les illuminations soudaines du désespoir, pour être aussi grand que Napoléon, plus grand même : cette bataille n’était pas Marengo.