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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— Venez, madame, aidez-moi à fléchir votre cher mari, dit Chesnel toujours à genoux.

Madame du Croisier releva le vieillard en manifestant la plus profonde surprise. Chesnel raconta l’affaire. Quand la noble fille des serviteurs des ducs d’Alençon connut ce dont il s’agissait, elle se tourna les larmes aux yeux vers du Croisier.

— Ah ! monsieur, pouvez-vous hésiter ? les d’Esgrignon, l’honneur de la province, lui dit-elle.

— Il s’agit bien de cela, s’écria du Croisier se levant et reprenant sa promenade agitée.

— Hé ! de quoi s’agit-il donc ?… fit Chesnel étonné.

— Monsieur Chesnel, il s’agit de la France ! il s’agit du pays, il s’agit du peuple, il s’agit d’apprendre à messieurs vos nobles qu’il y a une justice, des lois, une bourgeoisie, une petite noblesse qui les vaut et qui les tient ! on ne fourrage pas dix champs de blé pour un lièvre, on ne porte pas le déshonneur dans les familles en séduisant de pauvres filles, on ne doit pas mépriser des gens qui nous valent, on ne se moque pas d’eux pendant dix ans, sans que ces faits ne grossissent, ne produisent des avalanches, et ces avalanches tombent, écrasent, enterrent messieurs les nobles. Vous voulez le retour à l’ancien ordre de choses, vous voulez déchirer le pacte social, cette charte où nos droits sont écrits…

— Après, dit Chesnel.

— N’est-ce pas une sainte mission que d’éclairer le peuple ? s’écria du Croisier, il ouvrira les yeux sur la moralité de votre parti quand il verra les nobles allant, comme Pierre ou Jacques, en Cour d’Assises. On se dira que les petites gens qui ont de l’honneur valent mieux que les grandes gens qui se déshonorent. La Cour d’Assises luit pour tout le monde. Je suis ici le défenseur du peuple, l’ami des lois. Vous m’avez jeté vous-même du côté du peuple à deux reprises, d’abord en refusant mon alliance, puis en me mettant an ban de votre société. Vous récoltez ce que vous avez semé.

Ce début effraya Chesnel aussi bien que madame du Croisier. La femme acquérait une horrible connaissance du caractère de son mari, ce fut une lueur qui lui éclairait non-seulement le passé, mais encore l’avenir. Il paraissait impossible de faire capituler ce colosse ; mais Chesnel ne recula point devant l’impossible.

— Quoi ! monsieur, vous ne pardonneriez pas, vous n’êtes donc pas chrétien ? dit madame du Croisier.