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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

paru, qu’il n’entendit plus le bruit des pas, et que le silence se fut rétabli.

— Monsieur, vous allez vous enrhumer, lui dit Brigitte.

— Que le diable t’emporte, s’écria le notaire exaspéré.

Brigitte, qui n’avait rien entendu de pareil depuis vingt-neuf ans qu’elle servait Chesnel, laissa tomber sa chandelle ; mais sans prendre garde à l’épouvante de Brigitte, le maître, qui n’entendit pas l’exclamation de sa gouvernante, se mit à courir vers le Val-Noble.

— Il est fou, se dit-elle. Après tout, il y a de quoi. Mais où va-t-il ? il m’est impossible de le suivre. Que deviendra-t-il ? irait-il se noyer.

Brigitte réveilla le premier clerc, et l’envoya surveiller les bords de la rivière, devenus fatalement célèbres depuis le suicide d’un jeune homme plein d’avenir, et la mort récente d’une jeune fille séduite. Chesnel se rendait à l’hôtel de du Croisier. Il n’y avait plus d’espoir que là. Les crimes de faux ne peuvent être poursuivis que sur des plaintes privées. Si du Croisier voulait s’y prêter, il était encore possible de faire passer la plainte pour un malentendu, Chesnel espérait encore acheter cet homme.

Pendant cette soirée, il était venu beaucoup plus de monde qu’à l’ordinaire chez monsieur et madame du Croisier. Quoique cette affaire eût été tenue secrète entre le Président du Tribunal, monsieur du Ronceret, monsieur Sauvager, premier Substitut de Procureur du Roi, et monsieur du Coudrai, l’ancien Conservateur des hypothèques destitué pour avoir mal voté, mesdames du Ronceret et du Coudrai l’avaient confiée sous le secret, à une ou deux amies intimes. La nouvelle avait donc couru dans la société mi-partie de noblesse et de bourgeoisie qui se donnait rendez-vous chez monsieur du Croisier. Chacun sentait la gravité d’une affaire semblable et n’osait en parler ouvertement. L’attachement de madame du Croisier à la haute noblesse était d’ailleurs si connu qu’à peine se hasarda-t-on à chuchoter quelque chose du malheur qui arrivait aux d’Esgrignon en demandant des éclaircissements. Les principaux intéressés attendirent, pour en causer, l’heure à laquelle la bonne madame du Croisier faisait sa retraite vers sa chambre à coucher, où elle accomplissait ses devoirs religieux loin des regards de son mari. Au moment où la dame du logis disparut, les adhérents de du Croisier qui connaissaient le secret et les plans de ce