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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

Victurnien avait chez les Keller un débet de deux cent mille francs dont ni Chesnel, ni mademoiselle Armande ne savaient rien. Pour mieux cacher la source où il puisait, il s’était fait envoyer de temps à autre deux mille écus par Chesnel ; il écrivit des lettres mensongères à son pauvre père et à sa tante qui vivaient heureux, abusés comme la plupart des gens heureux. Une seule personne était dans le secret de l’horrible catastrophe que l’entraînement fascinateur de la vie parisienne avait préparé à cette grande et noble famille. Du Croisier, en passant le soir devant le Cabinet des Antiques, se frottait les mains de joie, il espérait arriver à ses fins. Ses fins n’étaient plus la ruine mais le déshonneur de la maison d’Esgrignon, il avait alors l’instinct de sa vengeance, il la flairait ! Enfin il en fut sûr dès qu’il sut au jeune comte des dettes sous le poids desquelles cette jeune âme devait succomber. Il commença par assassiner celui de ses ennemis qui lui était le plus antipathique, le vénérable Chesnel. Ce bon vieillard habitait rue du Bercail une maison à toits très-élevés, à petite cour pavée, le long des murs de laquelle montaient des rosiers jusqu’au premier étage. Derrière, était un jardinet de province, entouré de murs humides et sombres, divisé en plates-bandes par des bordure en buis. La porte, grise et proprette, avait cette barrière à claire-voie armée de sonnettes, qui dit autant que les panonceaux : ici respire un notaire. Il était cinq heures et demie du soir, moment où le vieillard digérait son dîner. Chesnel était dans son vieux fauteuil de cuir noir, devant son feu ; il avait chaussé l’armure de carton peint, figurant une botte, avec laquelle il préservait ses jambes du feu. Le bonhomme avait l’habitude d’appuyer ses pieds sur la barre et de tisonner en digérant, il mangeait toujours trop : il aimait la bonne chère. Hélas ! sans ce petit défaut, n’eût-il pas été plus parfait qu’il n’est permis à un homme de l’être ? Il venait de prendre sa tasse de café, sa vieille gouvernante s’était retirée en emportant le plateau qui servait à cet usage depuis vingt ans ; il attendait ses clercs avant de sortir pour aller faire sa partie ; il pensait, ne demandez pas à qui ni à quoi ? Rarement une journée s’écoulait sans qu’il se fût dit : où est-il ? que fait-il ? Il le croyait en Italie avec la belle Maufrigneuse. Une des plus douces jouissances des hommes qui possèdent une fortune acquise et non transmise, est le souvenir des peines qu’elle a coûtées et l’avenir qu’ils donnent à leurs écus : ils jouissent à tous les temps du verbe. Aussi cet homme, dont les sentiments se résumaient par