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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

tion. Vous comprenez que l’emprunt a été secrètement mené pour ne pas vous déconsidérer. Aux yeux de la ville, j’appartiens à la maison d’Esgrignon.

Quelques larmes vinrent aux yeux de mademoiselle Armande ; Chesnel, les voyant, prit un pli de la robe de cette noble fille et le baisa.

— Ce ne sera rien, reprit-il, il faut que les jeunes gens jettent leur gourme. Le commerce des beaux salons de Paris changera le cours des idées du jeune homme. Et ici, vraiment, vos vieux amis sont les plus nobles cœurs, les plus dignes personnes du monde mais ils ne sont pas amusants. Monsieur le comte pour se désennuyer est obligé de descendre, et il finirait par s’encanailler.

Le lendemain la vieille voiture de voyage de la maison d’Esgrignon vit le jour, et fut envoyée chez le sellier pour être mise en état. Le jeune comte fut solennellement averti par son père, après le déjeuner, des intentions formées à son égard : il irait à la Cour demander du service au Roi ; en voyageant, il devait se déterminer pour une carrière quelconque. La marine ou l’armée de terre, les ministères ou les ambassades, la Maison du Roi, il n’avait qu’à choisir, tout lui serait ouvert. Le Roi saurait sans doute gré aux d’Esgrignon de ne lui avoir rien demandé, d’avoir réservé les faveurs du trône pour l’héritier de la maison.

Depuis ses folies le jeune d’Esgrignon avait flairé le monde parisien, et jugé la vie réelle. Comme il s’agissait pour lui de quitter la province et la maison paternelle, il écouta gravement l’allocution de son respectable père, sans lui répondre que l’on n’entrait ni dans la marine ni dans l’armée comme jadis ; que, pour devenir sous-lieutenant de cavalerie sans passer par les Écoles spéciales, il fallait servir dans les Pages ; que les fils des familles les plus illustres allaient à Saint-Cyr et à l’École Polytechnique, ni plus ni moins que les fils de roturiers, après des concours publics où les gentilshommes couraient la chance d’avoir le dessous avec les vilains. En éclairant son père, il pouvait ne pas avoir les fonds nécessaires pour un séjour à Paris, il laissa donc croire au marquis et à sa tante Armande qu’il aurait à monter dans les carrosses du Roi, à paraître au rang que s’attribuaient les d’Esgrignon au temps actuel, et à frayer avec les plus grands seigneurs. Marri de ne donner à son fils qu’un domestique pour l’accompagner, le marquis lui offrit son vieux valet Joséphin, un homme de confiance qui aurait soin de