Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
102
II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

— Pauvre mère ! je l’ai trompée, s’écria-t-il en gagnant la rive de la Sarthe.

Il arriva devant le beau peuplier sous lequel il avait tant médité depuis quarante jours, et où il avait apporté deux grosses pierres pour s’asseoir. Il contempla cette belle nature alors éclairée par la lune, il revit en quelques heures tout son avenir de gloire : il passa dans les villes émues à son nom ; il entendit les applaudissements de la foule ; il respira l’encens des fêtes, il adora toute sa vie rêvée, il s’élança radieux en de radieux triomphes, il se dressa sa statue, il évoqua toutes ses illusions pour leur dire adieu dans un dernier banquet olympique. Cette magie avait été possible pendant un moment, maintenant elle s’était à jamais évanouie. Dans ce moment suprême il étreignit son bel arbre, auquel il s’était attaché comme à un ami ; puis il mit chaque pierre dans chacune des poches de sa redingote et la boutonna. Il était à dessein sorti sans chapeau. Il alla reconnaître l’endroit profond qu’il avait choisi depuis long-temps ; il s’y glissa résolument en tâchant de ne point faire de bruit, et il en fit très-peu. Quand, vers neuf heures et demie, madame Granson revint chez elle, sa servante ne lui parla pas d’Athanase, elle lui remit une lettre, madame Granson l’ouvrit et lut ce peu de mots : Ma bonne mère, je suis parti, ne m’en veux pas !

— Il a fait là un beau coup ! s’écria-t-elle. Et son linge, et de l’argent ! Il m’écrira, j’irai le retrouver. Ces pauvres enfants se croient toujours plus fins que père et mère. Et elle se coucha tranquille.

La Sarthe avait eu dans la matinée précédente une crue prévue par les pêcheurs. Ces crues d’eaux-troubles amènent des anguilles entraînées de leurs ruisseaux. Or, un pêcheur avait tendu ses engins dans l’endroit où s’était jeté le pauvre Athanase en croyant qu’on ne le retrouverait jamais. Vers six heures du matin, le pêcheur ramena ce jeune corps. Les deux ou trois amies qu’avait la pauvre veuve employèrent mille précautions pour la préparer à recevoir cette horrible dépouille. La nouvelle de ce suicide eut, comme on le pense bien, un grand retentissement dans Alençon. La veille, le pauvre homme de génie n’avait pas un seul protecteur, le lendemain de sa mort, mille voix s’écrièrent : — « Je l’aurais si bien aidé, moi ! » Il est si commode de se poser charitable gratis. Ce suicide fut expliqué par le chevalier de Valois. Le gentilhomme