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— J’écoute, je suis de bois, dit Hortense.

— Mon amoureux a fait un groupe en bronze de dix pouces de hauteur, reprit la cousine Bette. Ça représente Samson déchirant un lion, et il l’a enterré, rouillé, de manière à faire croire maintenant qu’il est aussi vieux que Samson. Ce chef-d’œuvre est exposé chez un des marchands de bric-à-brac dont les boutiques sont sur la place du Carrousel, près de ma maison. Si ton père qui connaît monsieur Popinot, le ministre du commerce et de l’agriculture, ou le comte de Rastignac, pouvait leur parler de ce groupe comme d’une belle œuvre ancienne qu’il aurait vue en passant ; il paraît que ces grands personnages donnent dans cet article au lieu de s’occuper de nos dragonnes, et que la fortune de mon amoureux serait faite, s’ils achetaient ou même venaient examiner ce méchant morceau de cuivre. Ce pauvre garçon prétend qu’on prendrait cette bêtise-là pour de l’antique, et qu’on la payerait bien cher. Pour lors, si c’est un des ministres qui prend le groupe, il ira s’y présenter, prouver qu’il est l’auteur, et il sera porté en triomphe ! Oh ! il se croit sur le pinacle, il a de l’orgueil, le jeune homme, autant que deux comtes nouveaux.

— C’est renouvelé de Michel-Ange ; mais, pour un amoureux, il n’a pas perdu l’esprit… dit Hortense. Et combien en veut-il ?

— Quinze cents francs ?… Le marchand ne doit pas donner le bronze à moins, car il lui faut une commission.

— Papa, dit Hortense, est commissaire du Roi pour le moment ; il voit tous les jours les deux ministres à la chambre, et il fera ton affaire, je m’en charge. Vous deviendrez riche, madame la comtesse Steinbock !

— Non, mon homme est trop paresseux, il reste des semaines entières à tracasser de la cire rouge, et rien n’avance. Ah bah ! il passe sa vie au Louvre, à la Bibliothèque à regarder des estampes et à les dessiner. C’est un flâneur.

Et les deux cousines continuèrent à plaisanter. Hortense riait comme lorsqu’on s’efforce de rire, car elle était envahie par un amour que toutes les jeunes filles ont subi, l’amour de l’inconnu, l’amour à l’état vague et dont les pensées se concrètent autour d’une figure qui leur est jetée par hasard, comme les floraisons de la gelée se prennent à des brins de paille suspendus par le vent à la marge d’une fenêtre. Depuis dix mois, elle avait fait un être réel du fantastique amoureux de sa cousine par la raison qu’elle croyait,