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rances ont quinze ou vingt ans d’échéance ; aucun garçon ne se soucie de les garder si long-temps en portefeuille ; et le calcul gangrène si bien le cœur des étourdis qui dansent la polka chez Mabille avec des lorettes, que tous les jeunes gens à marier étudient les deux faces de ce problème sans avoir besoin de nous pour le leur expliquer. Entre nous, mademoiselle de Marville laisse à ses prétendus le cœur assez tranquille pour que la tête soit à sa place, et ils se livrent tous à ces réflexions anti-matrimoniales. Si quelque jeune homme, jouissant de sa raison et de vingt mille francs de rente, se dessine in petto un programme d’alliance pour satisfaire à d’ambitieuses pensées, mademoiselle de Marville y répond fort peu…

— Et pourquoi ? demanda le musicien stupéfait.

— Ah !… répondit le notaire, aujourd’hui, presque tous ces garçons, fussent-ils laids comme nous deux, mon cher Pons, ont l’impertinence de vouloir une dot de six cent mille francs, des filles de grande maison, très-belles, très-spirituelles, très-bien élevées, sans tare, parfaites.

— Ma cousine se mariera donc difficilement ?

— Elle restera fille, tant que le père et la mère ne se décideront pas à lui donner Marville en dot ; et, s’ils l’avaient voulu, elle serait déjà la vicomtesse Popinot… Mais voici monsieur Brunner, nous allons lire l’acte de société de la maison Brunner et le contrat de mariage.

Une fois les présentations et les compliments faits, Pons, engagé par les parents à signer au contrat, entendit la lecture des actes, et, vers cinq heures et demie, on passa dans la salle à manger. Le dîner fut un de ces repas somptueux comme en donnent les négociants quand ils font trêve aux affaires, et qui d’ailleurs attestait les relations de Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, avec les premiers fournisseurs de Paris. Jamais Pons ni Schmucke n’avaient connu pareille chère. Il y eut des plats à ravir la pensée !… des nouilles d’une délicatesse inédite, des éperlans d’une friture incomparable, un ferra de Genève à la vraie sauce génevoise, et une crème pour plum-pudding à étonner le fameux docteur qui l’a, dit-on, inventée à Londres. On sortit de table à dix heures du soir. Ce qui s’était bu de vin du Rhin et de vins français étonnerait des dandies, car on ne sait pas tout ce que les Allemands peuvent absorber de liquides en restant calmes et tranquilles. Il faut dîner en Allemagne et voir les bouteilles se succédant les unes aux