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par mois sur la somme de ses acquisitions, car il lui fallut trente-cinq francs de vin environ avec les quarante-cinq francs que le dîner coûtait. Puis, malgré les soins et les lazzis allemands de Schmucke, le vieil artiste regretta les plats soignés, les petits verres de liqueurs, le bon café, le babil, les politesses fausses, les convives et les médisances des maisons où il dînait. On ne rompt pas au déclin de la vie avec une habitude qui dure depuis trente-six ans. Une pièce de vin de cent trente francs verse un liquide peu généreux dans le verre d’un gourmet ; aussi, chaque fois que Pons portait son verre à ses lèvres, se rappelait-il avec mille regrets poignants les vins exquis de ses amphitryons. Donc, au bout de trois mois, les atroces douleurs qui avaient failli briser le cœur délicat de Pons étaient amorties, il ne pensait plus qu’aux agréments de la société ; de même qu’un vieux homme à femmes regrette une maîtresse quittée coupable de trop d’infidélités ! Quoiqu’il essayât de cacher la mélancolie profonde qui le dévorait, le vieux musicien paraissait évidemment attaqué par une de ces inexplicables maladies, dont le siége est dans le moral. Pour expliquer cette nostalgie produite par une habitude brisée, il suffira d’indiquer un des mille riens qui, semblables aux mailles d’une cotte d’armes, enveloppent l’âme dans un réseau de fer. Un des plus vifs plaisirs de l’ancienne vie de Pons, un des bonheurs du pique-assiette d’ailleurs, était la surprise, l’impression gastronomique du plat extraordinaire, de la friandise ajoutée triomphalement dans les maisons bourgeoises par la maîtresse qui veut donner un air de festoiement à son dîner ! Ce délice de l’estomac manquait à Pons, madame Cibot lui racontait le menu par orgueil. Le piquant périodique de la vie de Pons avait totalement disparu. Son dîner se passait sans l’inattendu de ce qui, jadis, dans les ménages de nos aïeux, se nommait le plat couvert ! Voilà ce que Schmucke ne pouvait pas comprendre. Pons était trop délicat pour se plaindre, et s’il y a quelque chose de plus triste que le génie méconnu, c’est l’estomac incompris. Le cœur dont l’amour est rebuté, ce drame dont on abuse, repose sur un faux besoin ; car si la créature nous délaisse, on peut aimer le créateur, il a des trésors à nous dispenser. Mais l’estomac !… Rien ne peut être comparé à ses souffrances ; car, avant tout, la vie ! Pons regrettait certaines crèmes, de vrais poëmes ! certaines sauces blanches, des chefs-d’œuvre ! certaines volailles truffées, des amours ! et par-dessus tout les fameuses car-