Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 17.djvu/115

Cette page a été validée par deux contributeurs.

louait deux domestiques de supplément et faisait venir son dîner d’apparat de chez Chevet, quand il festoyait des amis politiques, des gens à éblouir, ou quand il recevait sa famille. Le siège de la véritable existence de Crevel, autrefois rue Notre-Dame-de-Lorette, chez mademoiselle Héloïse Brisetout, était transféré, comme on l’a vu, rue Chauchat. Tous les matins, l’ancien négociant (tous les bourgeois retirés s’intitulent ancien négociant) passait deux heures rue des Saussayes pour y vaquer à ses affaires, et donnait le reste du temps à Zaïre, ce qui tourmentait beaucoup Zaïre. Orosmane-Crevel avait un marché ferme avec mademoiselle Héloïse ; elle lui devait pour cinq cents francs de bonheur, tous les mois, sans reports. Crevel payait d’ailleurs son dîner et tous les extra. Ce contrat à primes, car il faisait beaucoup de présents, paraissait économique à l’ex-amant de la célèbre cantatrice. Il disait à ce sujet aux négociants veufs, aimant trop leurs filles, qu’il valait mieux avoir des chevaux loués au mois qu’une écurie à soi. Néanmoins, si l’on se rappelle la confidence du portier de la rue Chauchat au baron, Crevel n’évitait ni le cocher ni le groom.

Crevel avait, comme on le voit, fait tourner son amour excessif pour sa fille au profit de ses plaisirs. L’immoralité de sa situation était justifiée par des raisons de haute morale. Puis l’ancien parfumeur tirait de cette vie (vie nécessaire, vie débraillée, Régence, Pompadour, maréchal de Richelieu, etc.), un vernis de supériorité. Crevel se posait en homme à vues larges, en grand seigneur au petit pied, en homme généreux, sans étroitesse dans les idées, le tout à raison d’environ douze à quinze cents francs par mois. Ce n’était pas l’effet d’une hypocrisie politique, mais un effet de vanité bourgeoise qui néanmoins arrivait au même résultat. À la Bourse, Crevel passait pour être supérieur à son époque et surtout pour un bon vivant.

En ceci, Crevel croyait avoir dépassé son bonhomme Birotteau de cent coudées.

— Eh bien ! s’écria Crevel en entrant en colère à l’aspect de la cousine Bette, c’est donc vous qui mariez mademoiselle Hulot avec un jeune comte que vous avez élevé pour elle à la brochette ?…

— On dirait que cela vous contrarie ? répondit Lisbeth en arrêtant sur Crevel un œil pénétrant. Quel intérêt avez-vous donc à empêcher ma cousine de se marier ? car vous avez fait manquer, m’a-t-on dit, son mariage avec le fils de monsieur Lebas…