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je la vois, et de si profondes tristesses quand je ne la vois plus, que, chez tout homme, de telles émotions annonceraient l’amour ; mais ce sentiment rapproche ardemment les êtres, tandis que, toujours entre elle et moi, s’ouvre je ne sais quel abîme dont le froid me pénètre quand je suis en sa présence, et dont la conscience s’évanouit quand je suis loin d’elle. Je la quitte toujours plus désolé, je reviens toujours avec plus d’ardeur, comme les savants qui cherchent un secret et que la nature repousse ; comme le peintre qui veut mettre la vie sur une toile, et se brise avec toutes les ressources de l’art dans cette vaine tentative.

— Monsieur, tout cela me paraît bien juste, répondit naïvement la jeune fille.

— Comment pouvez-vous le savoir, Minna ? demanda le vieillard.

— Ah ! mon père, si vous étiez allé ce matin avec nous sur les sommets du Falberg, et que vous l’eussiez vue priant, vous ne me feriez pas cette question ! Vous diriez, comme monsieur Wilfrid, quand il l’aperçut pour la première fois dans notre temple : — C’est le Génie de la Prière.

Ces derniers mots furent suivis d’un moment de silence.

— Ah ! certes, reprit Wilfrid, elle n’a rien de commun avec les créatures qui s’agitent dans les trous de ce globe.

— Sur le Falberg ? s’écria le vieux pasteur. Comment avez-vous fait pour y parvenir ?

— Je n’en sais rien, répondit Minna. Ma course est maintenant pour moi comme un rêve dont le souvenir seul me reste ! Je n’y croirais peut-être point sans ce témoignage matériel.

Elle tira la fleur de son corsage et la montra. Tous trois restèrent les yeux attachés sur la jolie saxifrage encore fraîche qui, bien éclairée par les lampes, brilla dans le nuage de fumée comme une autre lumière.

— Voilà qui est surnaturel, dit le vieillard en voyant une fleur éclose en hiver.

— Un abîme ! s’écria Wilfrid exalté par le parfum.

— Cette fleur me donne le vertige, reprit Minna. Je crois encore entendre sa parole qui est la musique de la pensée, comme je vois encore la lumière de son regard qui est l’amour.

— De grâce, mon cher monsieur Becker, dites-moi la vie de Séraphîta, énigmatique fleur humaine dont l’image nous est offerte par cette touffe mystérieuse.