mentait encore mes sombres dispositions. J’ai eu de sinistres pressentiments. J’ai eu peur de ne pas te rendre heureuse. Il faut tout te dire, ma chère Pauline. Il se rencontre des moments où l’esprit qui m’anime semble se retirer de moi. Je suis comme abandonné par ma force. Tout me pèse alors, chaque fibre de mon corps devient inerte, chaque sens se détend, mon regard s’amollit, ma langue est glacée, l’imagination s’éteint, les désirs meurent, et ma force humaine subsiste seule. Tu serais alors là dans toute la gloire de ta beauté, tu me prodiguerais tes plus fins sourires et tes plus tendres paroles, il s’élèverait une puissance mauvaise qui m’aveuglerait, et me traduirait en sons discords la plus ravissante des mélodies. En ces moments, du moins je le crois, se dresse devant moi je ne sais quel génie raisonneur qui me fait voir le néant au fond des plus certaines richesses. Ce démon impitoyable fauche toutes les fleurs, ricane des sentiments les plus doux, en me disant : « Eh ! bien, après ? » Il flétrit la plus belle œuvre en m’en montrant le principe, et me dévoile le mécanisme des choses en m’en cachant les résultats harmonieux. En ces moments terribles où le mauvais ange s’empare de mon être, où la lumière divine s’obscurcit en mon âme sans que j’en sache la cause, je reste triste et je souffre, je voudrais être sourd et muet, je souhaite la mort en y voyant un repos. Ces heures de doute et d’inquiétude sont peut-être nécessaires ; elles m’apprennent du moins à ne pas avoir d’orgueil, après les élans qui m’ont porté dans les cieux où je moissonne les idées à pleines mains ; car c’est toujours après avoir longtemps parcouru les vastes campagnes de l’intelligence, après des méditations lumineuses que, lassé, fatigué, je roule en ces limbes. En ce moment, mon ange, une femme devrait douter de ma tendresse, elle le pourrait du moins. Souvent capricieuse, maladive ou triste, elle réclamera les caressants trésors d’une ingénieuse tendresse, et je n’aurai pas un regard pour la consoler ! J’ai la honte, Pauline, de t’avouer qu’alors je pourrais pleurer avec toi, mais que rien ne m’arracherait un sourire. Et cependant, une femme trouve dans son amour la force de taire ses douleurs ! Pour son enfant, comme pour celui qu’elle aime, elle sait rire en souffrant. Pour toi, Pauline, ne pourrai-je donc imiter la femme dans ses sublimes délicatesses ? Depuis hier je doute de moi-même. Si j’ai pu te déplaire une fois, si je ne t’ai pas comprise, je tremble d’être emporté souvent ainsi par mon fatal démon hors de notre
Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 16.djvu/186
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.