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sur nous et sur la nature. Il avait alors des prétentions au pyrrhonisme. Jaloux de soutenir son rôle, il nia les facultés de Lambert ; tandis qu’ayant nouvellement lu les Enfants célèbres, je l’accablais de preuves en lui citant le petit Montcalm, Pic de La Mirandole, Pascal, enfin tous les cerveaux précoces ; anomalies célèbres dans l’histoire de l’esprit humain, et les prédécesseurs de Lambert. J’étais alors moi-même passionné pour la lecture. Grâce à l’envie que mon père avait de me voir à l’École Polytechnique, il payait pour moi des leçons particulières de mathématiques. Mon répétiteur, bibliothécaire du collége, me laissait prendre des livres sans trop regarder ceux que j’emportais de la bibliothèque, lieu tranquille où, pendant les récréations, il me faisait venir pour me donner ses leçons. Je crois qu’il était ou peu habile ou fort occupé de quelque grave entreprise, car il me permettait très-volontiers de lire pendant le temps des répétitions, et travaillait je ne sais à quoi. Donc, en vertu d’un pacte tacitement convenu entre nous deux, je ne me plaignais point de ne rien apprendre, et lui se taisait sur mes emprunts de livres. Entraîné par cette intempestive passion, je négligeais mes études pour composer des poèmes qui devaient certes inspirer peu d’espérances, si j’en juge par ce trop long vers, devenu célèbre parmi mes camarades, et qui commençait une épopée sur les Incas :

Ô Inca ! ô roi infortuné et malheureux !

Je fus surnommé le Poète en dérision de mes essais ; mais les moqueries ne me corrigèrent pas. Je rimaillai toujours, malgré le sage conseil de monsieur Mareschal, notre directeur, qui tâcha de me guérir d’une manie malheureusement invétérée, en me racontant dans un apologue les malheurs d’une fauvette tombée de son nid pour avoir voulu voler avant que ses ailes ne fussent poussées. Je continuai mes lectures, je devins l’écolier le moins agissant, le plus paresseux, le plus contemplatif de la Division des Petits, et partant le plus souvent puni. Cette digression autobiographique doit faire comprendre la nature des réflexions par lesquelles je fus assailli à l’arrivée de Lambert. J’avais alors douze ans. J’éprouvai tout d’abord une vague sympathie pour un enfant avec qui j’avais quelques similitudes de tempérament. J’allais donc rencontrer un compagnon de rêverie et de méditation. Sans savoir encore ce qu’était la gloire, je trouvais glorieux d’être le camarade d’un enfant