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ment sa vie, privé de ce qui la lui embellissait. Oh ! voici notre grand Ottoboni, le plus naïf vieillard que la terre ait porté, mais il est soupçonné d’être le plus enragé de ceux qui veulent la régénération de l’Italie. Je me demande comment l’on peut bannir un si aimable vieillard ?

Ici Giardini regarda le comte, qui, se sentant sondé du côté politique, ce retrancha dans une immobilité tout italienne.

— Un homme obligé de faire la cuisine à tout le monde doit s’interdire d’avoir une opinion politique, Excellence, dit le cuisinier en continuant. Mais tout le monde, à l’aspect de ce brave homme, qui a plus l’air d’un mouton que d’un lion, eût dit ce que je pense devant l’ambassadeur d’Autriche lui-même. D’ailleurs nous sommes dans un moment où la liberté n’est plus proscrite et va recommencer sa tournée ! Ces braves gens le croient du moins, dit-il en s’approchant de l’oreille du comte, et pourquoi contrarierai-je[Lire : contrarierais-je. ] leurs espérances ! car moi, je ne hais pas l’absolutisme, Excellence ! Tout grand talent est absolutiste ! Hé ! bien, quoique plein de génie, Ottoboni se donne des peines inouïes pour l’instruction de l’Italie, il compose des petits livres pour éclairer l’intelligence des enfants et des gens du peuple, il les fait passer très-habilement en Italie, il prend tous les moyens de refaire un moral à notre pauvre patrie, qui préfère la jouissance à la liberté, peut-être avec raison !

Le comte gardait une attitude si impassible que le cuisinier ne put rien découvrir de ses véritables opinions politiques.

— Ottoboni, reprit-il, est un saint homme, il est très-secourable, tous les réfugiés l’aiment, car, Excellence, un libéral peut avoir des vertus ! Oh ! oh ! fit Giardini, voilà un journaliste, dit-il en désignant un homme qui avait le costume ridicule que l’on donnait autrefois aux poëtes logés dans les greniers, car son habit était râpé, ses bottes crevassées, son chapeau gras, et sa redingote dans un état de vétusté déplorable. Excellence, ce pauvre homme est plein de talent et… incorruptible ! il s’est trompé sur son époque, il dit la vérité à tout le monde, personne ne peut le souffrir. Il rend compte des théâtres dans deux journaux obscurs, quoiqu’il soit assez instruit pour écrire dans les grands journaux. Pauvre homme ! Les autres ne valent pas la peine de vous être indiqués, et Votre Excellence les devinera, dit-il en s’apercevant qu’à l’aspect de la femme du compositeur le comte ne l’écoutait plus.