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on a plus ou moins de plaisir, mais il n’en reste absolument rien dans la mémoire ; cent ans se passent, ils sont oubliés. Les peuples, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont gardé, comme un précieux trésor, certains chants qui résument leurs mœurs et leurs habitudes, je dirai presque leur histoire. Ecoutez un de ces chants nationaux (et le chant grégorien a recueilli l’héritage des peuples antérieurs en ce genre), vous tombez en des rêveries profondes, il se déroule dans votre âme des choses inouïes, immenses, malgré la simplicité de ces rudiments, de ces ruines musicales. Eh ! bien, il y a par siècle un ou deux hommes de génie, pas davantage, les Homères de la musique, à qui Dieu donne le pouvoir de devancer les temps, et qui formulent ces mélodies pleines de faits accomplis, grosses de poèmes immenses. Songez-y bien, rappelez-vous cette pensée, elle sera féconde, redite par vous : c’est la mélodie et non l’harmonie qui a le pouvoir de traverser les âges. La musique de cet oratorio contient un monde de ces choses grandes et sacrées. Une œuvre qui débute par cette introduction et qui finit par cette prière est immortelle, immortelle comme l’0 filii et filiae de Pâques, comme le Dies irae de la Mort, comme tous les chants qui survivent en tous les pays à des splendeurs, à des joies, à des prospérités perdues.

Deux larmes que la duchesse essuya en sortant de sa loge disaient assez qu’elle songeait à la Venise qui n’était plus ; aussi Vendramin lui baisa-t-il la main.

La représentation finissait par un concert des malédictions les plus originales, par les sifflets prodigués à Genovese, et par un accès de folie en faveur de la Tinti. Depuis longtemps les Vénitiens n’avaient eu de théâtre plus animé, leur vie était enfin réchauffée par cet antagonisme qui n’a jamais failli en Italie, où la moindre ville a toujours vécu par les intérêts opposés de deux factions : les Gibelins et les Guelfes partout, les Capulets et les Montaigu à Vérone, les Geremeï et les Lomelli à Bologne, les Fieschi et les Doria à Gênes, les patriciens et le peuple, le sénat et les tribuns de la république romaine, les Pazzi et les Medici à Florence, les Sforza et les Visconti à Milan, les Orsini et les Colonna à Rome ; enfin partout et en tous lieux le même mouvement. Dans les rues, il y avait déjà des Genovesiens et des Tintistes. Le prince reconduisit la duchesse, que l’amour d’Osiride avait plus qu’attristée ; elle croyait pour elle-même à quelque catastrophe semblable, et ne pouvait que presser Emilio