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trop prolongé, gâtaient son chant. Tantôt des éclats de voix sans transition, le son lâché comme une eau à laquelle on ouvre une écluse, accusaient un oubli complet et volontaire des lois du goût. Aussi le parterre fut-il démesurément agité. Les Vénitiens crurent à quelque pari entre Genovese et ses camarades. La Tinti rappelée fut applaudie avec fureur, et Genovese reçut quelques avis qui lui apprirent les dispositions hostiles du parterre. Pendant la scène, assez comique pour un Français, des rappels continuels de la Tinti, qui revint onze fois recevoir seule les applaudissements frénétiques de l’assemblée, car Genovese, presque sifflé, n’osa lui donner la main, le médecin fit à la duchesse une observation sur la strette du duo.

— Rossini devait exprimer là, dit-il, la plus profonde douleur, et j’y trouve une allure dégagée, une teinte de gaieté hors de propos.

— Vous avez raison, répondit la duchesse. Cette faute est l’effet d’une de ces tyrannies auxquelles doivent obéir nos compositeurs. Il a songé plus à sa prima donna qu’à Elcia quand il a écrit cette strette. Mais aujourd’hui la Tinti l’exécuterait encore plus brillamment, je suis si bien dans la situation, que ce passage trop gai est pour moi rempli de tristesse.

Le médecin regarda tour à tour et attentivement le prince et la duchesse, sans pouvoir deviner la raison qui les séparait et qui avait rendu ce duo déchirant pour eux. Massimilla baissa la voix et s’approcha de l’oreille du médecin.

— Vous allez entendre une magnifique chose, la conspiration du Pharaon contre les Hébreux. L’air majestueux de A rispettar mi apprenda (qu’il apprenne à me respecter) est le triomphe de Carthagenova qui va vous rendre à merveille l’orgueil blessé, la duplicité des cours. Le trône va parler : les concessions faites, il les retire, il arme sa colère. Pharaon va se dresser sur ses pieds pour s’élancer sur une proie qui lui échappe. Jamais Rossini n’a rien écrit d’un si beau caractère, ni qui soit empreint d’une si abondante, d’une si forte verve ! C’est une œuvre complète, soutenue par un accompagnement d’un merveilleux travail, comme les moindres choses de cet opéra où la puissance de la jeunesse étincelle dans les plus petits détails.

Les applaudissements de toute la salle couronnèrent cette belle conception, qui fut admirablement rendue par le chanteur et surtout bien comprise par les Vénitiens.