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immédiatement ses idées à la manière des parfums. La voix du chanteur vient frapper en nous non pas la pensée, non pas les souvenirs de nos félicités, mais les éléments de la pensée, et fait mouvoir les principes mêmes de nos sensations. Il est déplorable que le vulgaire ait forcé les musiciens à plaquer leurs expressions sur des paroles, sur des intérêts factices ; mais il est vrai qu’ils ne seraient plus compris par la foule. La roulade est donc l’unique point laissé aux amis de la musique pure, aux amoureux de l’art tout nu. En entendant ce soir la dernière cavatine, je me suis cru convié par une belle fille qui par un seul regard m’a rendu jeune : l’enchanteresse m’a mis une couronne sur la tête et m’a conduit à cette porte d’ivoire par où l’on entre dans le pays mystérieux de la Rêverie. Je dois à Genovese d’avoir quitté ma vieille enveloppe pour quelques moments, courts à la mesure des montres et bien longs par les sensations. Pendant un printemps embaumé par les roses, je me suis trouvé jeune, aimé !

— Vous vous trompez, caro Capraja, dit le duc. Il existe en musique un pouvoir plus magique que celui de la roulade.

— Lequel ? dit Capraja.

— L’accord de deux voix ou d’une voix et du violon, l’instrument dont l’effet se rapproche le plus de la voix humaine, répondit le duc. Cet accord parfait nous mène plus avant dans le centre de la vie sur le fleuve d’éléments qui ranime les voluptés et qui porte l’homme au milieu de la sphère lumineuse où sa pensée peut convoquer le monde entier. Il te faut encore un thème, Capraja, mais à moi le principe pur suffit ; tu veux que l’eau passe par les mille canaux du machiniste pour retomber en gerbes éblouissantes ; tandis que je me contente d’une eau calme et pure, mon œil parcourt une mer sans rides, je sais embrasser l’infini !

— Tais-toi, Cataneo, dit orgueilleusement Capraja. Comment, ne vois-tu pas la fée qui, dans sa course agile à travers une lumineuse atmosphère, y rassemble, avec le fil d’or de l’harmonie, les mélodieux trésors qu’elle nous jette en souriant ? N’as-tu jamais senti le coup de baguette magique avec laquelle elle dit à la Curiosité : Lève-toi ! La déesse se dresse radieuse du fond des abîmes du cerveau, elle court à ses cases merveilleuses, les effleure comme un organiste frappe ses touches. Soudain s’élancent les Souvenirs ; ils apportent les roses du passé, conservées divinement et toujours fraîches. Notre jeune maîtresse revient et caresse de ses mains blanches des cheveux