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En un moment, la chambre fut pleine de monde. La foule tremblante aperçut don Philippe évanoui, mais retenu par le bras puissant de son père, qui lui serrait le cou. Puis, chose surnaturelle, l’assistance vit la tête de don Juan, aussi jeune, aussi belle que celle de l’Antinoüs ; une tête aux cheveux noirs, aux yeux brillants, à la bouche vermeille, et qui s’agitait effroyablement sans pouvoir remuer le squelette auquel elle appartenait. Un vieux serviteur cria : — Miracle ! Et tous ces Espagnols répétèrent : — Miracle ! Trop pieuse pour admettre les miracles de la magie, dona Elvire envoya chercher l’abbé de San-Lucar. Lorsque le prieur contempla de ses yeux le miracle, il résolut d’en profiter en homme d’esprit et en abbé qui ne demandait pas mieux que d’augmenter ses revenus. Déclarant aussitôt que le seigneur don Juan serait infailliblement canonisé, il indiqua la cérémonie de l’apothéose dans son couvent, qui désormais s’appellerait, dit-il, San-Juan-de-Lucar. À ces mots, la tête fit une grimace assez facétieuse.

Le goût des Espagnols pour ces sortes de solennités est si connu qu’il ne doit pas être difficile de croire aux féeries religieuses par lesquelles l’abbaye de San-Lucar célébra la translation du bienheureux don Juan Belvidéro dans son église. Quelques jours après la mort de cet illustre seigneur, le miracle de son imparfaite résurrection s’était si drument conté de village en village, dans un rayon de plus de cinquante lieues autour de San-Lucar, que ce fut déjà une comédie que de voir les curieux par les chemins ; ils vinrent de tous côtés, affriandés par un Te Deum chanté aux flambeaux. L’antique mosquée du couvent de San-Lucar, merveilleux édifice bâti par les Maures, et dont les voûtes entendaient depuis trois siècles le nom de Jésus-Christ substitué à celui d’Allah, ne put contenir la foule accourue pour voir la cérémonie. Pressés comme des fourmis, des hidalgos en manteaux de velours, et armés de leurs bonnes épées, se tenaient debout autour des piliers, sans trouver de place pour plier leurs genoux qui ne se pliaient que là. De ravissantes paysannes, dont les basquines dessinaient les formes amoureuses, donnaient le bras à des vieillards en cheveux blancs. Des jeunes gens aux yeux de feu se trouvaient à côté de vieilles femmes parées. Puis c’était des couples frémissant d’aise, fiancées curieuses amenées par leurs bien-aimés ; des mariés de la veille ; des enfants se tenant craintifs par la main. Ce monde était là riche de couleurs, brillant de contrastes, chargé de fleurs,