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et il s’approcha de l’œil pour l’écraser. Une grosse larme roula sur les joues creuses du cadavre, et tomba sur la main de Belvidéro.

— Elle est brûlante, s’écria-t-il en s’asseyant.

Cette lutte l’avait fatigué comme s’il avait combattu, à l’exemple de Jacob, contre un ange.

Enfin il se leva en se disant : — Pourvu qu’il n’y ait pas de sang ! Puis, rassemblant tout ce qu’il faut de courage pour être lâche, il écrasa l’œil, en le foulant avec un linge, mais sans le regarder. Un gémissement inattendu, mais terrible, se fit entendre. Le pauvre barbet expirait en hurlant.

— Serait-il dans le secret ? se demanda don Juan en regardant le fidèle animal.

Don Juan Belvidéro passa pour un fils pieux. Il éleva un monument de marbre blanc sur la tombe de son père, et en confia l’exécution des figures aux plus célèbres artistes du temps. Il ne fut parfaitement tranquille que le jour où la statue paternelle, agenouillée devant la Religion, imposa son poids énorme sur cette fosse, au fond de laquelle il enterra le seul remords qui ait effleuré son cœur dans les moments de lassitude physique. En inventoriant les immenses richesses amassées par le vieil orientaliste, don Juan devint avare, n’avait-il pas deux vies humaines à pourvoir d’argent ? Son regard profondément scrutateur pénétra dans le principe de la vie sociale et embrassa d’autant mieux le monde qu’il le voyait à travers un tombeau. Il analysa les hommes et les choses pour en finir d’une seule fois avec le Passé, représenté par l’Histoire ; avec le Présent, configuré par la Loi ; avec l’Avenir, dévoilé par les Religions. Il prit l’âme et la matière, les jeta dans un creuset, n’y trouva rien, et dès lors il devint don Juan !

Maître des illusions de la vie, il s’élança, jeune et beau, dans la vie, méprisant le monde, mais s’emparant du monde. Son bonheur ne pouvait pas être cette félicité bourgeoise qui se repaît d’un bouilli périodique, d’une douce bassinoire en hiver, d’une lampe pour la nuit et de pantoufles neuves à chaque trimestre. Non, il se saisit de l’existence comme un singe qui attrape une noix, et sans s’amuser longtemps il dépouilla savamment les vulgaires enveloppes du fruit pour en discuter la pulpe savoureuse. La poésie et les sublimes transports de la passion humaine ne lui allèrent plus au cou-de-pied. Il ne commit point la faute de ces hommes puissants qui, s’imaginant parfois que les petites âmes croient aux