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malgré la contemplation des femmes les plus ravissantes, peut-être y avait-il encore, au fond des cœurs, un peu de cette vergogne pour les choses humaines et divines qui lutte jusqu’à ce que l’orgie l’ait noyée dans les derniers flots d’un vin pétillant ? Déjà néanmoins les fleurs avaient été froissées, les yeux s’hébétaient, et l’ivresse gagnait, selon l’expression de Rabelais, jusqu’aux sandales. En ce moment de silence, une porte s’ouvrit ; et, comme au festin de Balthazar, Dieu se fit reconnaître, il apparut sous les traits d’un vieux domestique en cheveux blancs, à la démarche tremblante, aux sourcils contractés ; il entra d’un air triste, flétrit d’un regard les couronnes, les coupes de vermeil, les pyramides de fruits, l’éclat de la fête, la pourpre des visages étonnés et les couleurs des coussins foulés par le bras blanc des femmes ; enfin, il mit un crêpe à cette folie en disant ces sombres paroles d’une voix creuse : — Monsieur, votre père se meurt.

Don Juan se leva en faisant à ses hôtes un geste qui peut se traduire par : « Excusez-moi, ceci n’arrive pas tous les jours. » La mort d’un père ne surprend-elle pas souvent les jeunes gens au milieu des splendeurs de la vie, au sein des folles idées d’une orgie ? La mort est aussi soudaine dans ses caprices qu’une courtisane l’est dans ses dédains ; mais plus fidèle, elle n’a jamais trompé personne.

Quand don Juan eut fermé la porte de la salle et qu’il marcha dans une longue galerie froide autant qu’obscure, il s’efforça de prendre une contenance de théâtre ; car, en songeant à son rôle de fils, il avait jeté sa joie avec sa serviette. La nuit était noire. Le silencieux serviteur qui conduisait le jeune homme vers une chambre mortuaire éclairait assez mal son maître, en sorte que la mort, aidée par le froid, le silence, l’obscurité, par une réaction d’ivresse, peut-être, put glisser quelques réflexions dans l’âme de ce dissipateur, il interrogea sa vie et devint pensif comme un homme en procès qui s’achemine au tribunal.

Bartholoméo Belvidéro, père de don Juan, était un vieillard nonagénaire qui avait passé la majeure partie de sa vie dans les combinaisons du commerce. Ayant traversé souvent les talismaniques contrées de l’Orient, il y avait acquis d’immenses richesses et des connaissances plus précieuses, disait-il, que l’or et les diamants, desquels alors il ne se souciait plus guère. — Je préfère une dent à un rubis, et le pouvoir au savoir, s’écriait-il parfois en souriant. Ce