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Je quittai le groupe qui s’était formé autour de la maîtresse du logis, et sortis avec mademoiselle Taillefer, qu’un valet vint chercher…

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en pleurant, qu’a donc fait mon père au ciel pour avoir mérité de souffrir ainsi ?… un être si bon !

Je descendis l’escalier avec elle, et en l’aidant à monter dans la voiture, j’y vis son père courbé en deux. Mademoiselle Taillefer essayait d’étouffer les gémissements de son père en lui couvrant la bouche d’un mouchoir ; malheureusement, il m’aperçut, sa figure parut se crisper encore davantage, un cri convulsif fendit les airs, il me jeta un regard horrible, et la voiture partit.

Ce dîner, cette soirée, exercèrent une cruelle influence sur ma vie et sur mes sentiments. J’aimai mademoiselle Taillefer, précisément peut-être parce que l’honneur et la délicatesse m’interdisaient de m’allier à un assassin, quelque bon père et bon époux qu’il pût être. Une incroyable fatalité m’entraînait à me faire présenter dans les maisons où je savais pouvoir rencontrer Victorine. Souvent, après m’être donné à moi-même ma parole d’honneur de renoncer à la voir, le soir même je me trouvais près d’elle. Mes plaisirs étaient immenses. Mon légitime amour, plein de remords chimériques, avait la couleur d’une passion criminelle. Je me méprisais de saluer Taillefer, quand par hasard il était avec sa fille ; mais je le saluais ! Enfin, par malheur, Victorine n’est pas seulement une jolie personne ; de plus elle est instruite, remplie de talents, de grâces, sans la moindre pédanterie, sans la plus légère teinte de prétention. Elle cause avec réserve ; et son caractère a des grâces mélancoliques auxquelles personne ne sait résister ; elle m’aime, ou du moins elle me le laisse croire ; elle a un certain sourire qu’elle ne trouve que pour moi ; et pour moi, sa voix s’adoucit encore. Oh ! elle m’aime ! mais elle adore son père, mais elle m’en vante la bonté, la douceur, les qualités exquises. Ces éloges sont autant de coups de poignard qu’elle me donne dans le cœur. Un jour, je me suis trouvé presque complice du crime sur lequel repose l’opulence de la famille Taillefer : j’ai voulu demander la main de Victorine. Alors j’ai fui, j’ai voyagé, je suis allé en Allemagne, à Andernach. Mais je suis revenu. J’ai retrouvé Victorine pâle, elle avait maigri ! si je l’avais revue bien portante, gaie, j’étais sauvé ! Ma passion s’est rallumée avec une violence